Kubrick, même dans un film noir et blanc, même encore au prémisse de sa carrière, fait déjà différemment des autres. Construit en porte-à-faux de l'idéologie de son époque, il dépeint avec cynisme et humour noir la Guerre Froide, à sa manière.
Il est obsédé par la guerre. Dans la majeure partie de sa filmographie, la guerre et tout ce qui tourne autour (déshumanisation, violence, absurdité) est au coeur de son cinéma. Mais, dans Docteur Folamour, Kubrick n'a pas encore la majesté sérieuse et démonstrative de ses films suivants.
Le film prends un ton léger d'emblée et c'est un tour de force, vu le sujet. L'absurde surgit n'importe quand. Déjà il y a cette phrase, récurrente, comme un gimik "peace is our profession", slogan des militaires américains. C'est peu dire. Il y a cette énorme plan d'introduction entre deux avions qui semblent copuler, comme une sorte de farce. Il y a ce préservatif et tout ces accessoires futiles dans les kit de survie des soldats. Il y a ces personnages caricaturaux, ultra exagérés, du nazi docteur Folamour (rien que le nom du personnage est d'un cynisme), en passant par le général nihiliste et complotiste (qui pense que les russes tuent le monde en chlorifiant l'eau) et ce président ridicule et incompétent. Tout le monde en prend pour son grade. Les dialogues, les situations sont toutes plus absurdes les unes que les autres. Ce colonel qui se hisse sur la bombe nucléaire avec son chapeau de cow-boy, effectuant un rodéo funeste au-dessus d'une base russe est une séquence mémorable.
La construction du film est remarquable : elle est basée sur un suspens à rebours, un suspens inversé. Je m'explique. La situation dégénère rapidement. Le commando d'avions américains chargés de quoi faire sauter une bonne dizaine de fois la planète se rapproche de ses objectifs russes. S'en suit une attente absurde. Les dialogues sont en décalages permanents avec la situation dramatique. Petit-à-petit, malgré les vociférations féroces des militaires qui veulent faire sauter à tout prix l'ennemi soviétique, la situation s'arrange. On s'attend à ce que chaque avion soit abattu à tour de rôle. Un seul s'en échappe encore. Mais il est endommagé. On se dit : il n'y arrivera pas. L'homme est sauvé. Et bien non, l'équipage se démène et parvient à la larguer sa bombe, avec acharnement. Ce sont les ordres voyez-vous. Ils arrivent à commettre le pire alors qu'on souhaitait tout simplement l'inverse et que le film allait dans ce sens, semble-t-il. La fin du suspens ce n'est pas le sauvetage de l'humanité, c'est sa mort programmée. Ca fait froid dans le dos. Et, le docteur Folamour, jusqu'à là discret, explique les solutions qui s'offrent aux élites américaines, vivre sous terre cent ans et encore plus peut-être. Reprenant son accent allemand tonitruant, ses allégations hitlériennes, on s'en remet à lui et à ses solutions grotesques. Et le film se termine ainsi sur cette hommage ironique au nazisme qui finalement peut se retrouver dans la politique américaine, destructrice, militariste, fasciste.
Kubrick n'est pas un simple comique, ni un trublion du grand écran. C'est aussi et surtout, un homme grave. On sent déjà pointer, dans ce film, les thématiques qui accoucheront de ses plus grands chefs-d'oeuvres par la suite : une sorte de misanthropie provocante et réaliste. Le message que laisse le film derrière lui est désolant ; le tout saupoudré d'humour noir et de rires jaunes. Kubrick se fout de notre gueule, et il a bien raison.
Du génie, assurément.