Destin de pierre
Les attendus peuvent être trompeurs : lorsqu’on annonce une comédie musicale autour du mythe de Don Juan, qui plus est incarnée par des comédiens aussi charismatiques que Virigine Efira et Tahar...
le 24 mai 2022
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Une chose demeure frappante dans Don Juan, c’est la fixité des regards ; permettant de bien plus se concentrer sur la voix, le spectateur appose alors l’émotion transportée par le ton sur l’inexpressivité des yeux. Par l’indifférence des regards, de ces yeux fixes, nous ne voyons ainsi, lorsqu’ils pleurent, plus que les larmes, comme matière même, qui apparaissent alors ramenées à leur caractère essentiel : une matière humide produite par le corps humain, dans le même temps qu’une émotion le traverse. Bozon force ainsi la dissonance matérielle sur un même corps pour essayer d’en faire apparaître quelque chose, une image née de confrontations, par une double contrainte de posture de ses acteurs : le maintien d’une non expressivité faciale et dans un même temps l’écoulement d’une matière traduisant d’origine l’expression de l’émotion. Cette émotion est alors ici perçue dans les voix, les tons, tandis que nous apposons son caractère (triste, ému, joyeux) sur l'inexpressivité des visages, ornés de cette matière larme produite par l’organisme qui tend, en l'occurrence, au résultat analytique de leur considération comme tristesse. C’est par cette espèce d’effet Koulechov du corps qu’une image mentale frappe le spectateur, laquelle se mue en image sensorielle, en expérimentation par la pensée, en travail d’ordre intellectuel, le spectateur produisant en lui-même le sens des plans dans cette juxtaposition d’images et sons corporels propres à l’espace scénique dans lequel ils transparaissent.
Mais s’ils sont frappés d’indifférence externe, dans Don Juan, la danse, le chant, apparaissent pourtant comme un moyen de soulagement des personnages, un peu comme la parole chez Rohmer. On chante pour extérioriser ce qui fait mal, on danse pour s’extraire des pulsions qui traversent la chair (endeuillée au piano pour Chamfort, érotique dans la chambre d’hôtel entre Laurent et Julie). On ne danse à proprement parler qu’une seule fois dans le film, lors de la séquence du mariage, avant cela il y a des gestes, pour demander de changer de musique, ou pour se rapprocher physiquement. Dans Don Juan on s’exprime par les corps, la chair se substitue aux mots, l’être humain est saisi selon ses potentialités matérielles, dans et par l’excentricité du geste. Il ne s’agit pas simplement de créer du décalage, le décalage impliquant un calque à partir duquel le décalque se fera volontairement d’une manière différente, mais plutôt de développer un dispositif dans lequel l’excentricité prime, à savoir le prolongement de la moindre émotion par le corps, le geste, la grâce du geste y étant au service de la captation d’un sublime étrange, celui des corps, bruts, celui de la matière commune des êtres. Dans son texte "L'acte et l'acteur", Rivette évoque la poésie de Lautréamont et son opération esthétique qui me semble la meilleure définition à rapprocher de Don Juan, et d'ailleurs plus généralement du cinéma de Bozon :
« Gaston Bachelard définit la poésie de Lautréamont comme poésie des dynamismes humains : impulsions motrices et excitations musculaires suscitent et créent l’organe : la métamorphose, jeu des enchainements formels, n’est que l’apparence de la succession des impulsions que Ducasse entend faire surgir inversement en son lecteur : de l’organe à la fonction, de la métamorphose au devenir musculaire. On vous propose de penser le geste : jeu libre et gratuit des impulsions sans nécessité d’actualisation corporelle ; dynamique toute mentale, gymnastique psychique, où l’homme se complait à l’imagination du mouvement, à sa seule représentation, épurée de toutes limitation ou contrainte corporelles : le pouvoir enivrant de l’esprit sur un mouvement libéré de toute matérialité le fait maître de l’illimité des dynamismes. Penser le geste : tel est, autant que du lecteur de Maldoror, le privilège du spectateur de cinéma ».
Le cinéma se différencie de la littérature selon Rivette en tant qu'il propose des mots une représentation concrète, qui permet au spectateur de « penser le geste », ce que rend perceptible le cinéma de Bozon en exacerbant la démarche : Don Juan baigne dans la relation qu'il met lui-même en exergue entre pensée et geste, en ce que Bozon, par le saisissement de l’extériorité matérielle de ses acteurs, les ramène à ce qu’ils pourraient être ontologiquement ; un corps n’est jamais qu’une succession de gestes déterminés par des pensées et sentiments produits immatériellement, dont la conservation mutique rend difficile leur appréhension depuis l’extérieur. Bozon ne semble pas chercher une essence, mais plutôt à amener les corps vers ce qu’ils peuvent accomplir en tant que producteurs physiques de gestes, leurs modulations suffisant à témoigner de leur propre densité : en les contraignant dans leurs postures (garder le regard fixe), il permet de créer un contrepoint avec ce qui les régit en tant qu’êtres organiques (production de larme pour extérioriser une émotion) et d'amener le spectateur à les interpréter.
Car que ressent Laurent lorsqu’il regarde une femme ? En soi, rien ne permet de le savoir. Pourtant, de ces simples regards naît une multiplicité interprétative de la part des autres personnages, l’un soutenant qu’il se contente de regarder comme il balaierait l’horizon, l’autre qu’il s’imagine vivre avec la femme qu’il regarde. En filmant simplement des êtres dans une immobilité corporelle et expressive, ils ne sont plus que matière, charnelle, prenant place dans un espace, matériel également, mais plus vaste qu’eux. Le film se meut alors en jeux de regards, devinettes analytiques, entre personnages, certes, mais également pour le spectateur (c’est ici l’opération au fondement de Mary à tout prix par exemple) lorsqu’il pose son interprétation sur la neutralité des corps. Dès lors, aussi rapproché soit le dernier plan du film, aussi détaillant des yeux soit-il pour permettre l’analyse d’un organe du corps humain dans son extériorité, c’est au final à un heurt que le spectateur est confronté, un gros plan vécu comme frustration, celui du rappel de l’insaisissabilité existentielle des regards comme expression d’une pensée. À quoi pense-t-elle dans ce plan ? À rien, à tout, à beaucoup de choses, à pas grand-chose ; l’opacité externe fondamentale d’un visage, restituée par la saisie de la neutralité du visage d’Efira dans ce plan, ne permet de le savoir.
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Créée
le 17 oct. 2023
Modifiée
le 20 juin 2024
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