Au détour de cinq de ses films (la trilogie Pusher, Le Guerrier silencieux et Drive, donc), Nicolas Winding Refn aura imposé et affiné au moins une figure récurrente : le héros masculin sans concessions, proie d'un environnement hostile. Une créature toujours en marge, sur laquelle le Danois renouvelle son point de vue film après film. Drive ne déroge pas à la règle, à ceci près qu'il récupère la structure du précédent film de Refn, Le Guerrier silencieux. Un héros sans passé, expert dans son domaine d'élection (le combat à mains nues/la conduite), et dont quelques propriétaires/clients usent des services pour une durée spécifique (cinq ans/cinq minutes). Le parallèle est facile mais dessine de façon plus précise la logique dans laquelle évolue le héros de Drive. Les deux films ne racontent évidemment pas la même histoire, pourtant ils adoptent en toutes circonstances le point de vue de leur personnage principal en lui faisant parcourir la même trajectoire solitaire.
Avec sa petite poignée d'hommes abandonnés dans un no man's land coupé du monde, Le Guerrier silencieux s'autorisait un authentique vertige spirituel, livrant à eux-mêmes des hommes dont la foi était mise à l'épreuve face à l'inconnu. Le chauffeur de Drive, tout aussi indomptable, ne se fait pourtant pas l'héritier actuel de ces interrogations et se révèle autrement plus humain que le guerrier monolithique incarné par Mads Mikkelsen. Le mimétisme est néanmoins flagrant jusque dans leur patronyme, l'identité des deux personnages demeurant un mystère. Plus évidente, l'humanité palpable du héros de Drive est rendue possible par son affection pour un des rares personnages féminins du film. Confronté à une situation bien plus terre-à-terre que celle du guerrier des Highlands, le protagoniste se montre tout aussi impuissant face à cet amour naissant. Si le grand écart entre les considérations métaphysiques du Guerrier silencieux et ce coup de foudre entre voisins de palier laisse songeur, c'est bien ce qui rend l'oeuvre aussi poignante.
Désarmant de fragilité intériorisée, Ryan Gosling suscite une empathie à retardement, le gouffre affectif qui le hante faisant sans doute jeu égal avec celui de son ancêtre mutique. Meilleur film de son auteur, Drive est une virée funèbre que sa sensibilité hors-normes transforme en véritable crève-coeur. Ce qui semble intéresser Refn, c'est autant l'homme ordinaire que celui avec un grand "H". Différente époque, même constat : qu'il soit dépositaire d'un savoir indéchiffrable ou d'une souffrance inexprimable, qu'il soit en quête de liberté ou déterminé à protéger ses proches, le héros selon Refn semble voué au néant, esclave d'un passé qui ne sera jamais évoqué. Et ces deux récits de former (involontairement ?) un diptyque totalement autre. Soit deux expériences aussi proches dans leur ton désespéré que divergentes dans leurs partis-pris visuels. Symbolique ou feutrée, la puissance du cinéma de Refn n'appartient décidément qu'à lui, source d'une inévitable fuite en avant, tragique et solennelle à en crever.