Drive est un film surprenant, qui creuse les stéréotypes hollywoodiens pour en prendre le contre-pied : contre-pied du film d'action, contre-pied du film de voiture, contre-pied de l'histoire d'amour, mais également contre-pied de certaines scènes classiques, notamment celle de la lutte dans l'ascenseur. Nicolas Winding Refn tape dans la fourmilière avec un grand talent, surtout au niveau de la mise en scène, récompensée à Cannes en 2011 ; il s'appuie également sur le grand talent de Ryan Gosling, que le film a mis sur orbite (même si, personnellement, je connaissais Gosling depuis sa superbe performance dans Stay en 2005).

L'histoire se déroule en deux parties, après une introduction montrant une poursuite en voiture tout à fait réaliste. D'abord, nous suivons la rencontre entre le Pilote (qui ne sera jamais nommé) joué par Ryan Gosling, et sa nouvelle voisine Irène, jouée par Carey Mulligan, convaincante sans plus. Ils commencent, avec lenteur, une relation (platonique ou non, nous ne le savons pas exactement), propulsée par le fait que le Pilote s'entend très bien avec le fils d'Irène, Bénicio. Le mari d'Irène, Standard, rentre de prison. Mais le Pilote et lui se lient d'amitié, d'autant que Standard a encore des problèmes avec la pègre, ce qui pourrait mettre en jeu la sécurité de sa famille. Le Pilote lui propose donc de l'aider dans un casse pour s'en sortir. Le casse tourne mal, et commence alors la seconde partie, celle de la vengeance du Pilote, qui va tuer une grande partie des membres de la pègre, sans pitié, et avec un réalisme mordant.

Car c'est bien cela qui frappe dans le film : le réalisme. L'affiche du film montre Ryan Gosling devant une énorme voiture, et pourrait nous suggérer le film d'action basique. Mais Winding Refn renverse totalement le film d'action basique. La première partie est lente, posée. Sans la poursuite de voitures en introduction, on pourrait croire à un film social, façon Ken Loach, Frères Dardenne ou Farhadi. Puis, dans la seconde partie, il n'y a en réalité que des non-scènes d'action, dans lesquelles la violence n'est pas du tout stylisée mais montrée de façon crue, terriblement réaliste. Et notamment la traditionnel scène dans l'ascenseur. Le Pilote rentre dans l'ascenseur avec Irène, un homme les attend. Gosling voit que celui-ci est armé, les regards s'échangent, et on attend la traditionnelle scène d'action tapageuse. Au lieu de ça, le Pilote se retourne, embrasse Irène pendant une bonne minute au ralenti, puis se retourne, met le tueur par terre, et lui éclate littéralement la gueule sur le sol, sous les yeux horrifiés d'Irène. Pas d'esthétisation, juste la violence.

Mais cette non-stylisation de la violence va permettre une autre stylisation, celle du personnage principal. Car si la violence est montrée de manière réaliste, le personnage du Pilote, lui, est totalement hors du commun. Le refrain de la chanson Human After All de College et Electic Youth utilisée à deux reprises lors de gros plans sur Ryan Golsing, et qui dit "We are human being and the real heroes" nous met sur le chemin d'un paradoxe : le Pilote, impassible, aux réactions inhumaines, bien qu'amoureux, est une sorte d'incarnation, un "chevalier blanc" pour reprendre les termes des vieux films hollywoodiens. Là où tous les autres ont de pâles réactions, se font malmenés par la vie, le Pilote domine tout, est parfait, aide tout le monde et tente de sauver, littéralement, la veuve et l'orphelin. Nous avons donc des plans très longs sur lui, qui ont parfois agacé le public, mais qui pour moi sont le phénomène central du film : on se demande ce que pense le Pilote, mais en réalité il ne pense rien. Quand Irène lui demande ce qu'il fait dans la vie, il répond "I drive." Parce qu'il n'est que ça, il n'est que voiture, il n'a pas d'émotion propre, ou si peu. Il n'est pourtant pas inhumain, vu qu'il aime et, si l'on regarde bien son visage, dans les discussions avec Irène, il lui arrive de pleurer. Mais son inhumanité est également mise en scène lorsqu'il porte le masque du pilote de crash tests. On perd alors même le visage de l'acteur.

La subtilité du jeu, sous un voile d'impassibilité qu'on franchit dès la deuxième visualisation du film, a permis de magnifier Ryan Gosling, de lui donner un rôle taillé pour en faire un immense acteur, pour le faire entrer dans la "cour des grands". Et, effectivement, il est excellent, et mérite largement d'être vu comme un très grand acteur. L'argument qui voudrait qu'il soit, dans ce film, impassible à la Schwarzeneger dans Terminator ne tient pas la route à la deuxième visualisation, quand on observe le visage de Gosling, sur lequel passe une myriade d'émotions subtiles. Car le film va aussi contre le stéréotype du personnage bourrin. Le Pilote dit à un moment à un type qui lui parle dans un bar : "Ecoute bien ce que je te dis : tu vas fermer ta gueule ou je te l'éclate sur le comptoir et je te fais bouffer tes dents." Pourtant, le personnage du Pilote ne correspond pas du tout à l'image du personnage-sauveur telle qu'elle existe à Hollywood : il est déchiré, mal fringué, et son corps n'est presque jamais filmé, on ne voit que son visage, à part lors de la dernière scène, mais uniquement pour qu'on voit tous ses vêtements maculés de sang.

Finalement, Drive nous mène de surprise en surprise. Winding Refn n'a pas encore acquis l'assurance qui lui permettra d'aller beaucoup plus loin Only God Forgives, mais il nous fournit ici un très beau morceau de cinéma, un film noir tel qu'il s'en fait peu aujourd'hui. Un très bon film, qui exige d'abord de se laisser porter, de ne pas s'arrêter à l'étrangeté, mais qui en décevra peu.

Créée

le 3 janv. 2014

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