Comme je n'avais pas pu rentrer dans la salle de Drive my car l'autre soir, je pensais beaucoup à Hamaguchi en voyant France de Bruno Dumont, et je me disais que je commençais peut-être à comprendre ce mot, dramaturgie, et sa nécessité.
La dramaturgie ce n'est pas le scénario. Ce n'est pas l'accident de voiture qui va tout changer (Drive my Car comme France ont chacun leur accident de voiture). Et ce n'est pas non plus le changement qui en résulte : Drive my Car n'est pas meilleur que France parce que les personnages sont un peu plus bouleversés par ce qui leur arrive, un peu plus contraints à modifier leur existence et se remettre en question. La dramaturgie, c'est plutôt le tremblement du temps face à la complexité des enjeux contenus dans les scènes. Peu à peu la scène cesse de surprendre : elle étonne. Et notre attention la soutient d'un bord à l'autre de sa durée. Il s'agit d'épaisseur, de difficulté, de risque : une scène qui tremble, et semble risquer quelque chose (ou se risquer elle-même). Avec une telle scène, on traverse une émotion : c'est-à-dire que nous recevons cette émotion, nous l'explorons, mais aussi nous passons de l'autre côté. (Touchés et libres de ne plus l'être.) Et Drive my Car est excellent pour cette raison : malgré ses coups du sort incessants, ses révélations de dernière minute, son mouvement perpétuel, Hamaguchi, par son sens de la dramaturgie absolument unique (on pourrait peut-être lui trouver une étoile secrète du côté de Kiarostami), qui passe par la direction d'acteurs, orchestre un film qui tremble de partout, et de mille manières.
Drive my car nous donne à penser la fiction comme le lieu d'une relation. (La fiction comme religion sans métaphysique, église sans Dieu, place publique.)
D'abord dans le couple : Oto, en faisant l'amour, raconte à son mari une histoire, qui tente de la retenir pour la lui rappeler ensuite, car elle oublie en même temps qu'elle dit.
Et une fois les corps désunis, reste la voix d'Oto, enregistrée sur une cassette, disant pour son mari toutes les répliques de la pièce Oncle Vania de Tchekhov, sauf celles de Vania, pour qu'il puisse lui répondre et ainsi répéter son rôle tout en conduisant.
Quand Oto meurt, cette cassette où elle donne la réplique est tout ce qui reste d'elle (un présent sans cesse ressuscitable). Tout, jusqu'à ce qu'un amant vienne donner au veuf, dans une série de champ/contrechamp qui tombe à pic, la dernière partie de l'histoire que racontait la femme en jouissant. Les deux hommes partageaient non pas un amour, ni même un être, mais la fiction que cet être voulait bien leur distribuer, depuis cet orgasme amnésique dans lequel elle essayait de remonter jusqu'à ses vies antérieures.
Le couple, puis le théâtre : sur le plateau, autour de la table, un texte s'échange, se distribue, se répartit. Chacun signale la fin de sa réplique en tapant du poing légèrement, car de nombreuses langues se côtoient sans se comprendre. L'homme est metteur en scène et aime travailler avec des acteurs de nationalités différentes. C'est l'utopie d'une Babel inversée : remonter Babel et trouver au sommet non pas Dieu mais Tchekhov qui parle de Dieu, de la consolation qu'il nous donnera lorsque nous serons morts (car alors nous pourrons tout lui dire, et nous serons enfin compris - c'est la fin d'Oncle Vania).
Les comédiens ne se comprennent pas (et le metteur en scène les a choisis précisément pour cette raison), mais ils comprennent Tchekhov et c'est l'endroit où ils peuvent se rencontrer. Et s'ils ne comprennent pas Tchekhov, Tchekhov les comprend, et alors ils se rencontreront quand même.
L'autre est l'étranger, désigné d'emblée comme tel, et choisi pour cette raison-même. Hamaguchi pousse assez loin le multilinguisme puisque parmi toutes les langues en présence, l'une d'entre elles ne se parle pas : c'est la langue des signes. Une actrice muette a passé l'audition, le metteur en scène l'a engagée. Sophistication suprême : il s'agit de la langue des signes coréenne, pas japonaise. L'étranger de l'étranger ultime.
Autre grand étranger : le metteur en scène donne à l'amant de sa femme le rôle qu'il aurait dû lui-même interpréter. Il s'agit d'aller le plus loin possible vers l'autre, pour le piéger peut-être, mais pour qu'il nous enseigne aussi ce que nous n'avons pas été, ce que nous nous refusons à être.
Sur le théâtre et ses répétitions, Hamaguchi est très précis, moderne et inspiré. Il n'y a bien que Rivette à ma connaissance qui ait su montrer le théâtre autrement que comme la caricature qu'on en fait généralement. Et dans le rapport entre le texte de Tchekhov et ce qui arrive aux personnages, il avance sans systématisme : parfois les répliques semblent raconter la vie, parfois au contraire elles paraissent lointaines, inaccessibles et froides. Or c'est précisément cette série d'écarts et d'accords, de distances et de coïncidences exactes, qui constitue la matière avec laquelle travaillent les comédiens.
Pour dire à quel point c'est la curiosité qui anime Drive my Car (la curiosité et l'attention extrême à tout ce qui diffère), on peut parler du personnage du chauffeur, une jeune femme silencieuse, secrète mais qui répond à toutes les questions, qui aime conduire ses passagers à destination, et qui ne se plaint pas de devoir les attendre dans le froid au-delà des horaires indiquées. Hamaguchi aurait pu en faire un second rôle idéal (un personnage qui donne la réplique, comme la femme du metteur en scène avec sa cassette). Mais pas du tout : le cinéaste ne cesse de la placer au centre de notre attention, de nous ramener à elle dès que le scénario l'oublie. (Même lors de ce fabuleux dîner entre la muette, son mari, le metteur en scène et elle ; bien qu'elle se précipite sur le chien, gênée, sans rien dire, alors qu'on est en train de lui parler.)
Dans la belle voiture rouge, le metteur en scène, qu'on reconduit jusqu'à son appartement, demande au chauffeur de lancer la cassette où sa femme défunte continue de lui donner la réplique. Au début du film, cette cassette est ce qui permet aux personnages de ne pas trop s'adresser la parole. Mais peu à peu, bien entendu, la cassette au contraire fait le lien, et, au lieu de recouvrir la relation, la permet. C'est toute la qualité du travail dramaturgique de Ryusuke Hamaguchi qui apparaît ici, posant un signe et le décalant peu à peu de son principe, laissant la vie, l'imaginaire et le désir le transformer.
Au physique le plus lisse, le plus conforme, Hamaguchi confie le rôle le plus trouble.
J'aime cette idée (souvent présente dans son cinéma) que le danger viendrait de l'image la plus impénétrable, de la surface la plus parfaite. On ne sait pas (on ne peut pas savoir) ce qu'il y a derrière. "Je me sens vide", gémit le jeune premier auquel le metteur en scène a donné, contre toute logique, le rôle de Vania.
Ce jeune premier, non content d'avoir ravi sa femme au metteur en scène (et la fin de l'histoire qu'elle racontait en jouissant), lui prend aussi son rôle. Mais c'est tout le contraire qui se produit (comme la cassette qui s'interpose entre le metteur en scène et le chauffeur) : le jeune homme permet au metteur en scène de retrouver son rôle ainsi que son amour pour sa femme.
Le film joue sans cesse avec l'idée du tiers, sa puissance de séparation et de lien : marquer la distance, c'est en faire prendre conscience et ainsi donner la possibilité de réunir ceux qui insensiblement s'éloignaient.
De beaux gosses et une belle voiture rouge : Hamaguchi ne s'interdit pas la séduction la plus basique. Je dirais même que c'est cette séduction immédiate qui nous permet d'entrer dans la complexité de sa dramaturgie.
Pour en revenir à la dramaturgie, il n'y a qu'à voir comment le cinéaste s'empare de l'adultère. Le scénario montre une femme qui trompe son mari, et son mari qui le découvre. La dramaturgie, quant à elle, filme l'homme interdit face à cette découverte. Pas en colère, ni triste, ni déçu. Il consent à allumer une cigarette, mentir aussi un peu de son côté (dire qu'il est à Vladivostok alors que son avion n'a pas décollé) : c'est le maximum de clichés auxquels il peut prétendre. Mais il n'y a pas de scène d'éclats, de jalousies, de filatures ou de je ne sais quoi. La vie est bien plus complexe que cela. Au contraire : l'adultère semble renforcer l'admiration que le mari éprouve pour sa femme.
L'adultère est une chose qui survient dans la vie du personnage (comme l'accident de voiture), qui tente de lui dire quelque chose de son amour, et qu'il lui faut à présent comprendre. C'est tout. Ce n'est rien d'autre que ça.
La complexité plutôt que le stéréotype, la vie plutôt que le comportement : je partage mille fois (et mille fois plus aujourd'hui que jamais) ce goût-là.
Comment finir un tel film ?
Par la dernière scène d'Oncle Vania bien sûr. Dernière scène, dont la dernière réplique est dite en langue des signes, par la comédienne muette qui agite ses mains au-dessus du visage de celui qui ne voulait plus jouer, dont le visage a vieilli et qui pourtant retrouve son enfance (la langue devient le mobile au-dessus de lui, qui l'émerveille et l'anime), et face à un public parmi lequel s'est glissé le chauffeur, attentif, tendu comme un ange sur le point de disparaître.
Le noir tombe sur la scène, les applaudissements retentissent - Hamaguchi les coupe brutalement.
Mais ce n'est pas tout : il y a une autre dernière scène. Le chauffeur fait les courses dans un supermarché, elle porte un masque, puis elle monte dans une voiture rouge en tout point semblable à celle du metteur en scène, où l'attend un chien. J'ai alors imaginé que tout cela n'était rien d'autre que l'histoire que se raconte une femme tandis qu'elle fait ses courses, ayant changé son chien en veuf dont la sagesse l'empêche de se laisser bouleverser par la vie. La fiction qu'on s'invente encore malgré les masques, l'épidémie et l'injonction à la consommation.
Drive my Car est un film d'espoir : le rêve est toujours possible (la fiction le conduit), l'imagination toujours vive (comme un orgasme). D'ailleurs quand le noir est tombé sur la scène d'Oncle Vania, il restait une flamme à l'écran, d'une vieille lampe à huile, une flamme minuscule, mais tenace.