Le visage scruté tel un paysage où auraient été enfouis les secrets de l’univers, un jeune homme glisse sa main dans une mystérieuse bouche d’ombre. Que lit-on alors sur ses traits ayant pour consigne de ne pas faire attention quand (et plus) ça fait mal ?
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Dragonflies in the air, mighty worms in the dunes

Faire croire à l’invisible et concrétiser l’abstrait, au besoin en passant par toute une série d’états intermédiaires : en voilà un passionnant défis pour le cinéma. Sergueï Eisenstein, King Vidor, Michelangelo Antonioini, Andreï Tarkovski, John Carpenter, David Cronenberg, Michael Mann, les Wachowskis… : nombreux sont les cinéastes qui ont proposé leur variante de cette formule alchimique. Plus rares sont ceux qui ont su embarquer le spectateur dans le même élan méta…-physique et -morphique. Que voulez-vous, n’est pas formaliste ET populaire qui veut.

Or, abandonnée par l’industrie hollywoodienne depuis maintenant une bonne décennie, cette question de la forme comme incarnation d’un certain fond se voient aujourd’hui de nouveau posée par Denis Villeneuve. Jouissant d’une position étonnamment privilégiée au sein du système, le nouveau messie des uns et imposteur des autres a en outre le culot de plus en plus faire parler de lui. Vu la concurrence aussi… Mais force est de constater qu’avec Christopher Nolan et Zack Snyder, c’est l’un des rares, parmi une génération de cinéastes réduits au silence et à l’anonymat, à tranquillement monter en puissance tout en déchaînant les passions.

Puis voilà que, dans la lignée d’un Blade Runner 2049 formellement impopulaire - n’en déplaise à ses admirateurs -, débarque Dune. Gros travail d'adaptation, très fidèle à l’esprit de l’œuvre originale mais pas non plus esclave de son texte, le truc assoit son gros cul d’ « éléphant blanc » sur la place publique. Patatras ! Les aphorismes clés du bouquin de Frank Herbert demeure, habilement recontextualisées ; des scènes d’exposition et caractérisation de personnages secondaires traduites par des moyens plus cinématographiques. Bref, on a là affaire, de la part de l’auteur de Prisonners et ses co-scénaristes Eric Roth et John Spaihts, à une copie des plus studieuses. Le genre de scénario dont chaque choix a été longuement pesé, quitte à en garder sous le coude et émousser quelques reliefs d’une dramaturgie pourtant pas chiche en coups de Trafalgar.

La dense matière littéraire méticuleusement raffinée et la focale resserrée sur les points de vue du futur Madhi et sa Bene Gesserit de mère, charge à la mise en « audio-image » de communiquer au spectateur le poids du fatum et l’épaisseur d’un univers tout sauf family friendly. Alors quoi, pachydermique travail d’ambianceur enfumant toute l’intelligentsia « intelloboboarty », ou véritable projet de mise en scène ? Question d’enculeur de libellules, dira-t-on, et néanmoins réelle pomme de discorde entre pro- et anti-Denis Villeneuve. D’un côté les défenseurs de la pure et (tout sauf simple !) efficacité narrative, héritage de l’âge d’or hollywoodien tels que l’auront porté aux firmament David Lean et tonton Spielby ; de l’autre les amoureux d’une grammaire plus libre vis-à-vis des lois d’airain de la narratologie. Voie disons « po(u)étique » où chaque plan, chaque raccord, mais aussi chaque caprice, aurait sa vie propre.

Refusant l’assignation à l’une ou l’autre des sectes, Dune ne carbure lui qu’à la matière brute de l’image cinématographique. L’image comme tableau-océan et bac à sable gargantuesque, comme ballet de lumières crues et nuées de poussières, volutes de chaleur et effets de sfumato. C'est d'ailleurs ici que la team Villeneuve se montre la plus audacieuse. Inspirés par une photo de tournage délavée de Lawrence d'Arabie, le cinéaste et son chef op’ Greig Fraser filment le désert jordanien, Wadi Rum et les dunes d’Abu Dhabi comme on ne les a jamais vus. Produit d’une hybridation expérimentale entre le numérique et l’argentique, leur image va à l'opposé de la tendance actuelle au « toujours plus défini ». Des grandes innovations technologiques, ils ne retiennent que l’IMAX pour gonfler le spectacle - travaillant du reste et surtout une esthétique du « entre chien et loup ». Soit là où, à la lisière du visible, chaque strate d'images bave sur l’autre. Et les matières, sous les règnes de la « plasmaticité », semblent se mélanger. Quand elles ne sont pas avalées dans l’abîme : « la peur [qui] tue l’esprit [et] conduit à l’oblitération totale », tout ça, tout ça…

La puissance du désert… dans le Paul de demain

Le pouvoir du désert tant convoité par le Duc Leto est là : fondamentalement informe et, par là même, presque aussi parfait qu’un xénomorphe. Le sable sur Arrakis ronge ainsi jusqu’à la structure même de l’image, un peu comme le super-prédateur d’Alien faisait peu à peu son antre du Nostromo. De quoi se dire que ceux qui (dé)composent ces tableaux-là, hier Sir Ridley, aujourd’hui Denis l’écuyer, ne s’affranchissent pas tant de l’écriture visuelle qu’ils prennent au pied de la lettre le terme « mise en scène » : art cathédral, totalisant ou encore, répétons-le, « éléphant blanc ». Quid alors du schéma classique de la cause et de l’effet, du storytelling comme enchaînement logique et attendu de la suite des évènements ? Disons que les causes sont ici trop grandes pour ne pas outrepasser le cadre, forcément un peu étroit, d’un tel film d’introduction. Et leurs racines si profondément enfouies dans le passé que seul apparait clairement dans le présent du récit l’écheveau du complot : Arrakis, moire de sables mouvants destinés à noyer tous les Atréides… sauf un, pareil à un Moïse dont on aurait longtemps à l’avance tracé les lignes de fuite et écrit le destin.

Sauver l’un et exterminer tous les autres : oui mais comment ? Par la conspiration du montage et du cadrage d’abord : le premier pétrifiant ses victimes par un art consommé de la stase ; le second les isolant par choc scalaire dans un paradoxal trop plein d’espace négatif. Dans la lignée de Blade Runner 2049 et Star Wars, entre alors en scène le marteau du production design et l’enclume de la scénographie. Dimensions cyclopéennes des bâtiments, inspiration brutaliste de l’architecture, géométrisation de l’espace : tout pensé pour écraser les nouveaux locataires d’Arakkeen. Cité-blockhaus dont on pourrait imaginer les plans conçus par quelques Grand Anciens. Et d’où seuls les visions de Paul, comme mises sous pression par l’effet de goulot, semblent dès lors pouvoir s’échapper. Le fait que, comme les Grandes Causes demeurent pour l’essentiel hors-champ, les Grands Effets sont ici littéralement projetés à l’horizon. Résultat, en réponse à un destin tombé du ciel, éclipsant et aveuglant tout à la fois le regard de la Mère : une série de flashforwards ouvrant de larges perspectives aux yeux du Fils, comme tombé dans un entonnoir et forcer de « cheminer avec le processus ».

Plaçant l’héritier sur l’exact chemin que lui assigne la prophétie du Kwizatz Haderach - sorte de Janus au carrefour du passé et du futur, mais aussi résultat d’un programme eugénique courant sur des millénaires, donc à la fois archétype ET autocritique de la figure de l’Élu - , le réalisateur peine cependant à donner la pleine mesure de cette ambiguë révélation. Et plus loin aux nouvelles perspectives, certaines lumineuses, d’autres effroyables, s’offrant à Paul une fois pris conscience de son potentiel. La faute à quoi ? Pas tant à ces faux airs de pub pour parfum (qui disent bien le côté industriel de ce messianisme programmé) qu’à un pouvoir d’évocation un peu trop cloué au planché du « réel », loin, très loin, de toute notion de transcendance. Les seuls ralentis, contre-jour sur le visage illuminé de Zendaya, et autres idées piquées à Master Scott, ne suffisant pas à exprimer l’idée et le choc d’un regard s’ouvrant sur l’Infini. Idée qui, inspirée à Franck Herbert par les effets du LSD et exprimée avec bien plus de force sous sa plume, appelait le franchissement d’un véritable seuil en termes de représentation.

Le prix à payer pour une adaptation ayant déjà fort à faire avec l’inception d’un paquet de termes exotiques dans notre tète ? Sûr qu’en l’état, le film en demande déjà pas mal à son audience - qui plus est à peine remise des coups de dico dans la tronche de Tenet ! La rançon de la rétention d’informations ? Et cette manière de forcer la mise en production d’un second volet via la prise en otage du spectateur, coupé en plein élan par une fin annonçant texto « le commencement » ? Loin de la roublardise marvelienne dans cette façon d’entretenir la faim du fanboy en lui jetant des miettes de biscuits, Dune demeure en l’état tout ce qu’il y a de plus roboratif. Bien plus « plein » en tout cas que nombre de confrères s’alignant sur la même durée. La frustration ressentie par certains, et avec elle cette impression de monotonie, s’expliquant sans doute bien plus (outre l'effet Hans Zimmer) par le propre perfectionnisme de Denis Villeneuve. Lequel passe depuis Incendies par un découpage visuel d’une rigueur et sobriété débarrassée de tout ego.

Or s’il se fait si peu remarquer, c’est que ce découpage sert en toute transparence autant l’avancée du récit que la direction du spectateur. C’est toute l’ambivalence (termite/éléphant blanc) de Denis Villeneuve. Lui dont la thèse portait sur… Lawrence d’Arabie. Lui dont les premières expériences derrière la caméra, déjà en quête de l’angle le plus discrètement signifiant, étaient documentaires. Lui enfin dont la caméra se veut notre fenêtre sur l’univers le plus tangible possible… et en même temps, insidieusement, l’aiguillon de la paranoïa. Ou comment, conditionné par une suite d’images pareilles à l’eau qui dort, le public en vient à se tendre, dans l’attente d’un Mal retardant patiemment son changement d’état. De la surface granuleuse à son effondrement dans un trou noir denté. De la hantise d’une mise à mort au transfert de sa charge dramatique dans un tout petit objet. D’une voix sans origine perceptible à un bien bel usage du jump-cut. En somme, de l’abstrait au concret.
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Film qui ne se donne pas forcément tout de suite, encore moins se consomme, Dune est de ces rares blockbusters contemporains qui méritent d’être passés au tamis de la mémoire collective - histoire de voir ce qu’il en restera d’ici quelques années. Ses images les plus puissantes ayant tendance à creuser des trous de ver sous l’occiput : la descente en suspension d’un commando Sardaukar, les vibrations du sable sous l’effet d’une attaque de Shai-hulud, un Conan Momoa plus félin que jamais, etc. Quand la somme de ses parties, autant que sa réception globale, interrogent : sur tout ce dont son prudent papa n’a pas encore fait la preuve et sa marge de progression éventuelle. Sur la possibilité d’un terrain d’entente retrouvé entre cinéma populaire et d’artisan-auteur libre de faire du cinoche et rien d’autre, inch’allah ! Et puis, plus prosaïquement, sur comment ça va mal se mettre, mais alors vraiment mal, entre le Messie des uns et le Programme des autres…

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le 3 oct. 2021

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Toshiro

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