Décidément, les blockbusters de nos jours s'engouffrent tous dans les mêmes qualités et les mêmes (gros) défauts. La manière dont "Dune" est de nouveau adapté au cinéma, en 2021, est un excellent cas d'école pour décrypter cette tendance.

La mise en scène de Villeneuve est, sans surprise, tout à fait propre et conforme au cahier des charges contemporain du blockbuster. Autrement dit, satisfaisante mais exception faite de quelques bonnes idées, globalement plate et convenue. Et faut-il le préciser, de nos jours les effets spéciaux et numériques plaisent toujours, mais n'impressionnent plus. Le spectateur/consommateur pourrait tout à fait s'en contenter. Sauf que pour un film tel que "Dune", la fascinante planète désertique Arrakis mériterait bien mieux qu'une parfaite maitrise de moyens techniques et de panoramas parfaitement léchées. Toute cette esthétique n'est que moyens, mais pas le but en soi d'une mise en scène. Résultat : ce désert, tout beau qu'il soit, manque diablement de poésie, de mystère et d'atmosphère - atmosphère censée du reste être aride et suffocante : on parle quand même de recycler sa propre sueur, laquelle n'apparait pourtant jamais sur la peau de nos protagonistes tout propres qui n'ont jamais vraiment l'air gênés ou harassés par ces conditions extrêmes...
Il y a même d'autres aspects de mise en scène qui pour le coup m'ont semblé vraiment mauvais. Va-t-on finir par admettre que les musiques de Hans Zimmer, que j'ai tant adulées dans le passé, commencent franchement à sentir le réchauffé ? Les "pouiiin" et les cris d'amazones à répétition donnent vraiment le sentiment que le compositeur recycle ses vieilles recettes et n'a plus très envie de se fouler...

Si on en restait là, les défauts de "Dune" ne gâcheraient qu'en surface une tragédie dont la puissance reste intacte ; hélas l'échec de Villeneuve me semble bien plus profond. C'est que forme et fond sont ici profondément liés, et sans avoir pourtant lu les livres, on suppose aisément que l'univers de Frank Herbert est censé avoir une âme et que son œuvre a tous les atours d'un mythe grandiose, que Denis Villeneuve n'a pas su rendre à l'écran.
Si l'on résume le synopsis, nous sommes plongés dans un univers régi par une humanité dont la technique semble poussée à l'extrême - que ce soit celle des impressionnantes machines qu'elle exploite ou des capacités psychiques humaines - mais dont les sociétés pataugent en même temps à des niveaux de développement politique et spirituel extrêmement primitifs - un système féodal et une guerre tribale étendue à l'univers entier, couplé à un cléricalisme archaïque ou sorcières et dirigeants mélangent pouvoir temporel et spirituel. Pourquoi pas, c'est le principe de la SF, à l'auteur de nous convaincre qu'un tel monde peut exister sans trop d'incohérences - encore que sur ce point, personnellement j'ai toujours du mal avec ces affrontements à la Star Wars qui alternent entre des tirs de missiles surpuissants, et au milieu des bombardements apocalyptiques, des fantassins qui débarquent armés de couteaux !... -.
Si l'on veut bien accepter cette cohérence, l'univers est envoûtant et l'épopée est palpitante. Mais ce que Villeneuve ne parvient pas à faire, c'est tout simplement nous émouvoir et nous plonger dans le tragique ; Pour une raison simple : il a totalement omis de nous exposer en préambule ce pour quoi les protagonistes sont prêts à donner leur sang et faire couler celui de leur ennemis. Oubli qui relève quand même de la prouesse sur un film d'une durée de 2h30. Quelle cause les personnages défendent-ils, quelle humanité sont-ils prêts à défendre ? C'est tout de même déconcertant : de la planète Caladan par exemple, on ne verra ni peuple, ni vie en communauté, ni aucune réalité humaine qui suscite de la compassion - étymologiquement, qui suscite l'envie de souffrir avec elle -, et mériterait qu'on la défende. De cette société, nous ne voyons rien d'autre qu'une armée - composée d'hommes uniquement, où sont les femmes et les enfants de cette planète ? -, des vaisseaux et autres imposantes bécanes, une chambre sombre, une salle à manger, et des dirigeants totalement hors-sol, dans tous les sens du terme. Une planète certes splendide, mais rien d'incarné, rien de convivial, rien qui puisse être attachant ou aimable.
Bien sûr pour donner un semblant d'humanité à ce vide, on nous rabâche durant le film que la Maison Atréides est animée de grandes "valeurs" : l'honneur, le devoir, la justice, blablaba. Mais comment rendre compte d'une "valeur" si elle ne s'incarne à aucun moment dans une histoire, des visages, des situations ou des relations ? Les discours pompeux du Duc sur les valeurs des Atréides, qui transparaitront si peu ensuite dans le film, m'ont fait penser à l'excellente diatribe que le philosophe Jean-Luc Marion répète souvent au sujet des valeurs : "Les gens défendent leurs valeurs, ils ont bien intérêt à les défendre puisque les valeurs, ce n'est rien, c'est un slogan, il faut donc avoir beaucoup de troupes qui défilent pour que le slogan devienne crédible. Mais la valeur, comme telle, n'en a pas, c'est d'ailleurs pour cela qu'elle est un terme économique et boursier : les valeurs, c'est ce qui monte et qui descend, ce ne sont pas elles qui décident."

A titre de comparaison d'adaptation cinématographique réussie, dans Le Seigneur des Anneaux, c'est bien parce que Peter Jackson nous plonge d'abord au milieu de la communauté Hobbit, si conviviale et incarnée, que nous nous préoccupons du sort de la Terre du Milieu : si les armées de toutes races se liguent contre le Mordor, c'est précisément pour sauver les béguins de Sam Gamegie, les petits potagers cultivés par de vieilles Hobbits acariâtres et joufflues, les facéties exaspérantes de Merry et Pippin, bref cette humanité si fragile, titubante, mais infiniment joyeuse et touchante.
Ou encore, pour prendre un autre mythe des plus fameux, Ulysse ne parvient à bout de son odyssée que grâce à la force du souvenir qu'il a de son île Ithaque, de Pénélope et Télémaque. Et parmi toutes les péripéties qu'il aura à subir, la seule épreuve qui le submerge et provoque sa colère est précisément, à son arrivée, le fait de ne pas reconnaître sa patrie. Le cœur de la tragédie est là !

J'ai cru un temps que nous allions enfin avoir de l'humain en chair et en os à nous mettre sous la dent avec les Fremens, peuplade enracinée au désert, moins technicienne, qui semble entretenir un vrai rapport au sacré et à son environnement - notamment à l'épice qu'ils ne réduisent pas à son statut de "ressource". Las, lorsqu'enfin le héros les rencontre, l'espoir est déçu dès les premières lignes de dialogues : on n'entend que propos dignes d'une bande de pillards, qui eux aussi jouent les gros bras et se vantent de leurs aptitudes guerrières. Et quand, en guise de teaser du prochain épisode, le héros découvre, l'air grave et profond, "la puissance du désert", c'est pour contempler au loin un Fremen qui se transporte plus vite en surfant sur un ver géant… Quelle poésie… Le contraste avec les autres civilisations aurait du être autrement plus marquant, quel dommage !...
Finalement les plus cohérents avec cette vision de l'histoire, ce sont les méchants Harkonnen, véritables nihilistes qui eux au moins cherchent explicitement le profit, comme le dit si bien le Baron (après tout, les Artéides sont certes moins colonialistes mais ont exactement les mêmes désirs d'exploitation des ressources d'Arrakis, et usent des mêmes outils. Là encore, on n'a pas bien vu en quoi les valeurs divergent…). Mais même dans leur cas, la motivation des Harkonnen est peu convaincante car on comprend mal en quoi se convertit leur profit ; aucun projet civilisationnel, et nulle trace non plus de faste, de luxure ou de gourmandises… Le pouvoir pour le pouvoir, en somme, ce qui manque un peu de consistance pour s'identifier à leurs désirs.

Le spectateur se retrouve ainsi devant une réelle ambiguïté : il sent bien que l'univers imaginé par Herbert est réussi, mails il peine à s'inquiéter du sort de celui de Villeneuve, présenté sous l'angle froid des enjeux de pouvoir, sans qu'on comprenne sur quelle humanité il s'exerce : quel intérêt présente l'épice si elle sert un monde technicien à ce point désincarné ?
De ce manque, Denis Villeneuve en est clairement le responsable, tant on sent qu'il n'a pas su assimiler la dimension philosophique de l'œuvre initiale. Pour preuve, dans les rares moments où il tente d'insuffler un peu de profondeur à l'ensemble, il échoue : la scène des palmiers par exemple, qui veut sans doute questionner le rapport des Hommes à la nature, laisse de marbre alors qu'on sent bien qu'elle aurait pu donner quelque chose de bien plus sensible. De même, la dimension messianique de Paul, qui reprend à la lettre les trois figures bibliques du prêtre, prophète et roi, ne semble pas maitrisée et n'est pas bien exploitée (la faute sans doute aussi à l'insipide Timothée Chalamet, pour qui le costume du héros était manifestement bien trop large).

C'est le comble pour une œuvre dont l'un des thèmes centraux est, manifestement, l'écologie. Me revient l'une des phrases marquantes de l'encyclique du Pape François consacrée à l'écologie, Laudato Si : "Nous possédons trop de moyens pour des fins limitées et rachitiques". Paradoxe étincelant, qui se manifeste ici pleinement : Denis Villeneuve, qui ne sait pas faire autrement, a d'autant plus redoublé de moyens qu'il en a appauvri la densité et la richesse du mythe de "Dune".

Wlade
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le 2 janv. 2024

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