Moretti, très étonné par le succès monstre de son deuxième opus en Italie – là bas c'est un film culte et ses répliques sont devenues des antiennes que tout le monde connait – a toujours dit qu'il avait pourtant eu l'intention de faire un film grave et certainement pas une comédie, traitant du petit milieu estudiantin romain plutôt que d'un pays en son entier. Et pourtant, tous ses compatriotes s'y scrutèrent comme dans un miroir trouble et troublant. Il faut dire que sa conception et son tournage sont totalement contemporain du Mouvement de 77, sorte de parenthèse très vite refermée entre les contestations façon 68 et la future crispation qui termine les Années de Plomb (Aldo Moro est enlevé une semaine après la sortie du film à Rome, et ce qui devait être un nouveau souffle libertaire et pacifiste tournera à l'escalade de violence et au bain de sang) – contemporain donc, mais pas forcément dupe, comme si Moretti parvenait à sentir, à travers les ondoiements de l'actualité, les futures impasses à venir d'une génération floutée, flouée et à bout de souffle avant même d'avoir commencé la course.
Mais le plus fou en fait c'est que 40 ans plus tard, et même si l'on ne sait rien de tout cela, le film reste un hapax. Car Moretti y invente une forme aussi inattendue que déroutante sans qu'on puisse bien comprendre d'où ça sort (Un croisement de Woody Allen et de Bertrand Blier ? Mais Annie Hall date de 1977 aussi et Buffet froid ne sortira qu'en 1979... Godard, Tati, Bunuel et une certaine veine française peu exploitée généralement par les transalpins ? Peut-être, dans l'esprit du moins, et presque inconsciemment). Or c'est bien connu, quand on ne comprend pas le plus facile est encore de hausser les épaules. Molle panique qui prend les contours trompeurs de l'indifférence. Il n'est qu'à voir les réactions hexagonales les plus courantes depuis sa sortie jusqu'à aujourd'hui : décousu, brouillon, bizarre, le film lasse et ennuie, pour ne pas dire qu'au fond (là où les choses grouillent dans le noir) il dérange et irrite. Trop italien ? Trop immature ? Bâclé, raté ? Il me semble que la raison est ailleurs et qu'elle tient en deux points principaux.
D'abord le film a beau traiter des évènements les plus contemporains, il est totalement hors de son époque quant à sa facture - on dirait un film des années 80. L'appareil esthético-théorique des années 70 est rangé au placard (Nanni semblant dire à tous ses pairs, politiques ou cinématographiques : « merci mais non merci »), et comme prise de vertige face à ce grand vide qu'elle ne cherche pas particulièrement à combler mais plutôt à dévisager, on a l'impression que la caméra de Moretti se met à avoir des visions de ce que sera le cinéma de la décennie à venir : froid, bavard et désenchanté. On en viendrait presque à se dire qu'un vrai révolutionnaire devrait se mettre à déboulonner l'avenir plutôt que le passé...
Quant au deuxième trait qui paraît dérouter le plus grand nombre, il découle à mon avis de la posture du réalisateur face à un objet filmique pratiquement en train de se faire sous nos yeux. Il y a peu d'exemple de films aussi désarçonnants sur ce plan là : pourquoi une scène commence, pourquoi elle s'interrompt, qu'est-ce qui explique l'obscur (dés)ordre du montage, et la signification non moins obscure des réactions, des conversations, des rimes narratives qui ne répétent que pour mieux décaler. Un sens aigu du non-sens et de l'absurde ? Oui certes, mais ce n'est pas inédit. Ce qui l'est, en dernière analyse, c'est peut-être de faire ça avec autant de détachement. Car normalement les grands adeptes de l'Absurde ont plutôt tendance à mettre en scène l'incongru, à le rendre tonitruant par un formalisme revendiqué et assumé. Ici non, c'est tout l'inverse : les choses sont filmées de plain pied, en toute transparence. On dirait presque un documentaire, et c'est cette dichotomie inédite entre l'incongru du propos et la pondération de la représentation qui ouvre comme un abime criant de discrétion sous les pieds du spectateur déboussolé. Comment appeler ça ? Un naturalisme absurde en quelque sorte. Ou un absurde naturaliste, c'est tout un. Encore plus grinçant, encore plus drôle et partant encore plus angoissant.