Quelquefois, le rapport intime que l'on entretient avec une œuvre est si fort qu'il ne permet tout simplement pas de formuler un jugement neutre et distancié. Je veux dire cette chose simple : que si un film est attaché à vous, profondément, émotionnellement, il est difficile de le juger sur ses qualités purement artistiques et techniques, que quand quelque chose de fort se dégage d'une œuvre, quand elle émane un sentiment qui dépasse même l'objet filmique, alors il devient impossible de faire taire la voix sensible qu'elle réveille en nous. Edward aux Mains d'Argent est le film de toute mon enfance, il est le fondement même de ma cinéphilie, mon premier choc de cinéma, qui a peut-être déterminé mon rapport à l'art et jusqu'à la construction de ma personnalité. Sa redécouverte récente m'a fait me rendre compte à quel point son impact sur ma vie a été important, comment ce qu'il dit de la condition de l'artiste et de l'homme m'a façonné jusqu'à aujourd'hui. Parler d'Edward, c'est donc parler un peu de moi. Ce qui, vous en conviendrez, n'est pas chose aisée.
Conception burtonienne de l'artiste
Si Tim Burton s'évertue à filmer tout au long de sa vie des créatures en décalage total avec leur environnement, aux relations sociales plus que bancales, c'est qu'il y a un peu de lui dans ces parias, un peu de cet enfant bizarre qui a grandi dans une banlieue résidentielle de Burbank, à traîner seul dans les salles obscures. Ainsi, Edward aux Mains d'Argent renvoie à l'enfance du réalisateur, à son regard plus que critique sur la vie des banlieues résidentielles des années 60. Tout est passé au crible : de la télévision à la nourriture, en passant par l'éléctro-ménager, les produits beauté et les centre-commerciaux. Tout le ridicule de cette société de commérages et d'hypocrisie est mis en avant de manière jouissive mais aussi plutôt pessimiste. L'horreur ne se trouve pas là-haut dans le château difforme et menaçant devenu la demeure d'Edward, mais bien dans ce quotidien terre-à-terre, plat, qu'a vécu Burton et qu'il n'a jamais supporté. Lorsque Edward descend de sa colline, il ne sait rien de cette réalité et sa réaction d'incompréhension, de terreur même, qui nous paraît d'abord exagérée devient de plus en plus compréhensible du fait que notre regard en tant que spectateurs s'identifie au sien. Edward est l'Ingénu qui dévoile notre regard, ou plutôt il est l'inadapté, puisque contrairement au Huron introduit à Paris dans la fable voltairienne, il ne pourra pas se conformer aux exigences de la société et sera condamné à retourner vivre dans son château.
Je doute que Burton ait lu Jean-Jacques Rousseau, mais cette conception de la société qui corrompt l'homme bon, l'homme naturel, n'est pas sans rappeler la nostalgie de la transparence rousseauiste.. Tout comme Rousseau, qui le rapporte dans ses Confessions, Edward va vivre l'expérience de l'injustice, lors du vol dans la maison des parents de Jim. Il est accusé d'un crime qu'il n'a pas commis, et ce sentiment d'injustice va continuer à le tourmenter jusqu'à sa retraite finale du monde social, puisqu'il est justement une atteinte à la transparence.
Enfin Edward est un artiste, qui sculpte littéralement la réalité pour l'adapter à sa vision fantasmée des choses. Mais l'outil de son art, ses ciseaux, est justement ce qui fait de lui un paria, ce qui le condamne non seulement à être vu différemment, mais surtout à ne pas pouvoir entrer en contact avec les autres (juste avant le départ forcé d'Edward, lorsque Kim lui demande de la serrer : "I can't"). La condition de l'artiste est telle qu'il ne peut s'adapter à une vie sociale normale, il est condamné à l'exil (on se rappelle bien évidemment de la conception romantique du poète ou de L'Albatros de Baudelaire). Nul doute que Burton se reconnaît dans ce grand poète rejeté de tous, lui qui dès son enfance se définit comme un introverti.
Un film testament
J'ai cité de grandes œuvres littéraires, mais pas du tout d’œuvres cinématographiques. Est-ce à dire que Edward aux Mains d'Argent est un film qui ne fonctionne que sur son fond, et que Tim Burton n'a pas investi son visuel de grandes références ? En réalité, si Burton a bien des influences notables, le film ne marque pas particulièrement par sa forme : la réalisation, quoique tout à fait correcte, reste plutôt conventionnelle. Burton met habilement l'emphase sur l'émotion et la situation des personnages : pour les moments d'émerveillement, la caméra flotte dans un petit travelling (les plans ne sont jamais très longs), ou pour signifier la condition de solitaire d'Edward, le cadre l'isole (comme par exemple lors des repas de famille : le champ-contre champ montre tour à tour un côté de la table, plus large, où sont réunis les quatre membres de la famille de Kim, et l'autre côté, en plan rapproché, où Edward préside, mais seul). C'est plutôt du côté des décors que se ressentent les vraies influences de Burton. Tout d'abord, bien sûr, la banlieue résidentielle, peinte avec d'horribles couleurs pastels qui donnent aux maisons un aspect faux et donnent l'impression tout du long d'une gigantesque publicité, d'un angoissant "simulacre" de banlieue américaine moyenne (pour parler comme Jean Baudrillard). La séquence d'introduction du personnage de Joyce, pire des commères et nymphomane, rappelle même les pires clichés du film pornographique. Ensuite, et nous arrivons ici au cœur du style burtonien, le château dans lequel vit Edward, ancienne demeure de son inventeur depuis trop longtemps endormi.
Formes bigarrées, asymétrie constante, presque obsessionnelle, fenêtres tordues. L'esthétique de Burton se trouve là, en haut de la colline qui surplombe la banlieue (la géographie est aussi porteuse de symbolique). Ces formes, Burton ne les a pas inventées, il les emprunte bien sûr à l'expressionnisme allemand, l'un des courants les plus précoces de l'histoire du cinéma. Burton a vu Le Cabinet du Docteur Caligari et il réutilise ses décors pour dire l'esprit poétique torturé et la beauté dans le macabre (tiens, encore Baudelaire...).
Enfin, Burton rend hommage à une catégorie particulière de films, qui ont contribué à forger sa cinéphilie : les films de la Hammer. Pour le rappel, la Hammer est une société de production britannique fondée en 1934, à laquelle on doit de très nombreux films fantastiques, d'horreur et d'aventure des années 1950-60, comme Le Cauchemar de Dracula, Frankenstein s'est échappé, etc. Cela explique non seulement les influences horrifiques du film mais aussi le choix capital de l'acteur Vincent Price dans le rôle de l'inventeur. A l'époque où Burton propose le rôle à Price, celui qui a déjà incarné de nombreuses fois Dracula dans les productions de la Hammer a près de 80 ans. Si l'on voit dans Edward une incarnation de Burton, il n'est pas difficile de comprendre cette relation d'inventeur à objet créé comme un hommage de Burton à son "créateur" spirituel, celui qui l'a guidé sur la voie du cinéma. Price a créé Burton tout comme l'inventeur qu'il incarne crée Edward, d'ailleurs lui-même destiné à devenir créateur. La mise en abîme est déjà vertigineuse. Mais lorsque l'on sait que Price est mort trois ans après le tournage d'Edward, sa présence dans le film prend une tout autre dimension. Edward aux Mains d'Argent est le testament de cet héritage des films de la Hammer. La scène de décès de l'inventeur atteint une valeur symbolique immense : elle est le message d'adieu de Vincent Price au cinéma, la déclaration anticipée de sa mort et avec lui, d'une part colossale de l'histoire du cinéma. Evidemment, l'influence des productions Hammer a perduré après Edward aux Mains d'Argent, mais symboliquement, le film clôt une page de cinéma qui n'a pas seulement marqué Tim Burton mais a aussi influencé des réalisateurs aussi divers que George Romero, Peter Jackson, George Lucas...
Ce film n'est sans doute pas un chef-d'œuvre. Je crois que Burton est un poète génial, un inventeur fécond, mais pas un très grand cinéaste. C'est sans doute dans son fond, et dans sa portée symbolique, que le film tire sa valeur.
En réalité, c'est avant tout mon affection et le lien nostalgique que j'entretiens avec Edward aux Mains d'Argent qui en font non seulement une des œuvres phares de ma cinéphilie mais surtout, je m'en rends compte aujourd'hui, la graine poétique de laquelle a germé une grande part de mon identité.
"If he weren't upthere now,I don't think it would be snowing... Sometimes, you can still catch me dance in it." (S'il n'était pas là-haut aujourd'hui, je ne pense pas qu'il pourrait encore neiger... Parfois, on peut encore m' apercevoir dansant sous les flocons.)