Au-delà du titre relativement ésotérique que porte le premier long-métrage de Lars von Trier, The Element of Crime est avant tout l’appellation d'un ouvrage fictionnel traitant de l'approche du comportement criminel. Une sorte de méthode destinée à améliorer la préhension de l'acte meurtrier et dont les préceptes visent à l'identification, par celle ou celui qui mène l'enquête, en cernant jusqu'à l'extrême la personnalité du tueur recherché. Une expérience dangereuse pour la personne qui s'y essaye, car comprendre de "l'intérieur" ce qui pousse tel individu à agir reste à courir le risque d'endosser des pulsions profondes dont on pensait être protégé et de les faire siennes, de les assumer et de se découvrir une autre personnalité enfouie jusqu'alors. Un cheminement psychologique dont le cinéma policier a fait, selon diverses variations, un de ses chevaux de bataille depuis fort longtemps. Le magistral Cruising, de William Friedkin, dans lequel le personnage incarné par Al Pacino découvre sa véritable identité sexuelle en est le parfait exemple.

Element of Crime, le film, s'essaie à un exercice auquel von Trier s'était déjà frotté avec ses œuvres estudiantines que sont Nocturne et Images D'Une Libération. Très inspiré par le cinéma d'Andreï Tarkovski, le cinéaste danois expérimente le récit d'une dérive où un inspecteur de police traque un sadique tueur de fillettes. Si l'on pense bien évidemment à M Le Maudit de Fritz Lang quant au fond, Element of Crime préfigure l'univers graphique et cinématographique de Frank Miller dans sa forme. Avec sa noirceur sordide, son itinéraire physique et psychologique, sa pluie aussi torrentielle que perpétuelle et l'omniprésence d'une voix off grave et lancinante, l’œuvre annonce plus ou moins ce que sera Sin City sur grand écran 20 ans plus tard. Par ailleurs, la relation entre le flic Fisher et l'une des fillettes menacée par le tueur ramène incontestablement à celle de Hartigan / Nancy dans le film coréalisé par Miller et Rodriguez. Sauf qu'avec von Trier, la dérive s'engouffre immanquablement dans le jusqu’au-boutisme absolu.

Dérive du corps et de l'esprit, mais aussi dérive dans le sens de déviation qui prend ici une double signification pour un puzzle géométrique où le passé et le présent rassemblent ses éléments épars et autres bribes de souvenirs revécus au fil de la narration de l'enquête. Dans un hallucinant décor post-atomique noyé sous des trombes d'eau, Element of Crime a bien plus marqué les esprits pour le choc visuel constant qu'il procure que pour sa pertinente analyse psychologique des pulsions humaines. Fétichisant l'esthétique, Lars von Trier semble se nourrir de deux champs d'exploration : la matière et l'espace. La matière sous tous ses aspects (la chair, le métal, le bois, le verre et, bien sûr, l'eau omniprésente qui désagrège les habitations, pourrit les fondements et unit les différents décors en un cloaque boueux généralisé). En matière d'espace, avec l'atmosphère étouffante des égouts aux bibliothèques inondées en passant par les sordides entrepôts désaffectés et jonchés de bouteilles où viennent jouer les enfants, von Trier s'inspire certainement de l'ampleur industrielle qui sévissait dans la musique indépendante au milieu des années 1980 (Throbbing Gristle, Cabaret Voltaire ou encore Art of Noise ne sont pas loin). Dans ce labyrinthe inextricable aux écroulements surréalistes, la caméra fouille, quadrille, rampe ou survole pour chercher une forme de beauté là où on s'y attend le moins pour finalement s'immobiliser lors de plans vertigineux atteignant une poésie sublime qui magnifie la beauté de l'actrice Me Me Lai (déjà habituée à se dévêtir dans les films de cannibales italiens) ou encore la pureté de la fillette condamnée à une mort atroce.

L'abondance de plans très travaillés dans lesquels viennent s'interposer, entre les personnages et la caméra, de nombreuses barrières symbolisant les pertes de repères (grillages, vitres, reflets dans les miroirs ou dans l'eau) accentue considérablement le climat oppressant provoqué par les couleurs à dominante sépia, parfois transpercées par de violents néons bleus. Une atmosphère claustrophobe et moite que les ventilateurs ont bien du mal à dissiper et que l'on retrouvera 2 ans plus tard dans les dérives du Angel Heart d'Alan Parker. Et lorsque la rumeur lointaine d'une mélopée orientale filtre à travers les murs de la maison close ou enquête Fisher, la fascination fait alors place à l'envoûtement et Lars von Trier d'apparaître tel un véritable génie du cinéma.

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le 25 nov. 2023

Modifiée

le 23 nov. 2024

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