Parcours par chœurs.
Du premier au dernier plan, Elephant s’impose comme une étrange mécanique, un objet hybride qui prend le parti de nous emmener hors des sentiers battus et de fouler au pied les attentes dont il peut...
le 1 mai 2015
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Elephant est un film capturant la vie banale de lycéens, vivants chacun une journée différente, qui les mènera pourtant inexorablement vers la même issue, celle d'une tuerie tragique dans leur lycée. Gus Van Sant a réalisé ce film en 2003, en s'inspirant de la fusillade tragique du lycée de Columbine aux Etats-Unis. Ce film a été applaudi au festival de Canne, où il a gagné la Palme d'Or et le prix de la mise en scène.
Dans ce film, Van Sant a la volonté de montrer un même instant sous d'innombrables points de vue. John, Elias, Nathan, Carrie, Acadia, Michelle…. autant d'adolescents banals, autant de perceptions du monde et d’expériences différentes. Un lycée, enrichissant pour les uns, insupportable pour les autres. Mais ce quotidien prend une dimension tragique, quand le spectateur découvre Eric et Alex, victimes de harcèlement scolaire, qui préparent une fusillade pour faire taire leurs bourreaux et assouvir leur désir de vengeance. Par la multiplicité des points de vue, le spectateur en sait plus que les personnages, et assiste impuissant, à cette journée menant les adolescents vers un massacre dont ils n'ont pas conscience, à l'image de l'orage qui approche inexorablement dans le ciel. Avec la diversité des points de vues, Gus Van Sant joue ici avec la notion de réalité. Car pour chaque individu, la réalité est différente et subjective, en fonction de leur personnalité, de leur humeur, ou des enjeux qui sont les leurs dans l’histoire du film. Tout au long du film, le spectateur suit tous ces personnages, entraîné par les interminables travellings, les accompagnant dans les couloirs du lycée. On voit alors le monde comme ils le perçoivent.
En effet, même si le réalisateur ne filme pas les scènes en plan subjectif, le ressentit qu’elles véhiculent est, lui, bien subjectif. La mise en scène est faites en fonction des émotions et de la personnalité du personnage filmé. Ainsi, on voit, par exemple, que lorsque Nathan aborde sa copine Carrie, tout le décors autour de lui est flou, excepté Carrie. Pour montrer qu’il n’a d’yeux que pour elle, car il est amoureux. Dans une autre scène on voit John marcher dans le lycée perdu dans ses pensées. Pour matérialiser ce sentiment à l’image, Gus Van Sant filme une scène où les bruits de fond du lycée, habituellement très présent sont atténué. Cela montre que John ne prête pas attention au monde qui l’entoure. On retrouve la même impression dans une autre scène, quand Elias le photographe se promènent dans les couloir entourée de flou et accompagné par une musique joyeuse. Le réalisateur montre que Elias est joyeux et dans sa bulle. Et quand il en sort pour saluer ses camarades son environnement devient soudain net à l’image, pour montrer un retour à la réalité.
Mais la mise en scène permet aussi de véhiculer des émotions négatives qui montrent le point de vue des personnages. Comme c’est le cas pour Michelle pour qui le lycée est une épreuve. Elle n’a pas confiance en elle et se sent observée et critiquée au lycée. On remarque cela car dans les scènes qui la concerne, comme la scène des vestiaires, on entend distinctement des moqueries et des rires parmi les bruits ambiants. En effet, le spectateur les entend nettement car Michelle y accorde de l’importance et croit les entendre partout. Chaque rire est pour elle un jugement. Le traitement du son est aussi utilisé pour montrer à quel point ce lycée est oppressant et insupportable du point de vue d’Alex. Dans une scène Alex se bouche les oreilles alors que les bruits ambiants de la cafétéria deviennent soudain assourdissants et insupportables. De plus le film n'est pas tourné dans l'ordre chronologique, ce qui permet de voir une même scène plusieurs fois sous différents points de vue, et ainsi montrer les différentes perceptions des personnages. Le travail du son est aussi très important pour montrer leur vécu ou décrire leur environnement. Les bruits ambiants, souvent sans musique, sont très présent, ils nous dépeignent un lycée vivant, bruyant, et assez chaotique. Ils donnent aussi un aspect réaliste et intimiste au film : on entend chaque bruit que font les personnages comme si nous étions à côté d'eux.
Mais la volonté du réalisateur n'était pas de créer un sentiment d'attachement aux personnages. Ils sont trop nombreux, vu trop brièvement, et ont une histoire trop banale pour que l'on s'y attache réellement. C'est ce qui fait la force du film : on nous montre des lycéens qui ressemblent à n'importe qui, et c'est là que la tragédie prend toute son ampleur, car on se rend compte que cette tuerie aurait pu toucher n'importe quel adolescent : ceux qui regardent le film, et même ceux qui ont joué dedans, comme le montre peut être le fait que la plupart des acteurs ont gardé leur vrai prénom pour jouer les lycéens victimes.
Cependant, ces lycéens ne sont pas tous banals : Eric et Alex, les auteurs de la fusillade, malgré ce qu'ils s’apprêtent à faire, ne sont pas tout de suite montrés comme des tueurs. Au début, on voit d'avantage en eux des victimes que personne n'aide. Alex est aussi présenté comme un artiste. Mais notre façons de les voir va changer, à l'image du contraste entre la douceur de la musique, jouée par Alex au piano, et la violence de l'acte qu'il s'apprête à commettre. Mais même quand ils imaginent leur plan, on leur trouve des excuses. On se dit qu'ils n'ont pas l'air de réaliser l'horreur et la réalité de leurs actes. Ils exposent leur plan d'une voix trop neutre et ils s'imaginent la scène en plan subjectif, comme dans les jeux vidéos de guerre à la première personne, auquel ils jouent. Cela nous montre également leur point de vu et comment ils imaginent la scène, avec leur vécu et leur exemples, notamment les jeux vidéos. Puis, on réalise qu'ils voient la fusillade comme une activité amusante. Et lorsque l'heure fatidique arrive, ils n'hésitent pas à tuer de sang froid. La scène de la tuerie est insoutenable. Pour la première fois depuis le début du film, le lycée se fait silencieux, laissant place aux bruits des armes et aux cris. Puis, au milieu du réfectoire jonché de cadavres, on entend soudain des bruits d'oiseaux, des sons joyeux, car seul au milieu de cette scène d'horreur, Alex se sent moins oppressé que parmi les lycéens. Enfin, le meurtre d'Eric par Alex, achève d'effacer toute l'empathie que le spectateur pouvait avoir eu pour cette victime devenue agresseur. Ici, il ne tue pas un ennemie, il tue un ami et même plus. On ne comprend soudain plus ses motivations, il apparaît comme fou et monstrueux.
Elephant dépeint de façons immersive et épuré, ces catastrophes, malheureusement trop fréquentes, où le mal être d'un adolescent, le pousse à commettre le pire. Il en vient à gâcher sa vie, par un désir fou de vengeance. La légende de l'éléphant, d'où le film tire son nom, dans laquelle des aveugles pensent connaître la vraie nature d'un éléphant, alors qu'ils n'en ont touché qu'une partie, montre qu'il est très difficile de cerner un problème aussi complexe, que de tels massacres humains dans les lycées. Ce sont des drames d'une telle ampleur, qu'il est impossible de les voir dans leur globalité, à l'image des multiples causes qui poussent Eric et Alex à tuer, et des vécus des lycéens, qui voient chacun des signes annonciateurs du massacre, sans jamais saisir l'ampleur de la catastrophe qui va arriver. La manipulation de la réalité, grâce aux points de vue multiples, amène le spectateur à comprendre au plus près, le ressentit de ces étudiants tous différents lorsqu’une journée banale tourne à l’horreur. Dans Elephant, Gus Van Sant marque par la qualité et la recherche de sa mise en scène. Il nous immerge dans les derniers instants d'adolescents comme les autres, victimes de la folie humaine.
Créée
le 8 juil. 2020
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