David Lynch aime les visages. Tous ses films ou presque contiennent un gros plan sur un visage dont il modèle les contours, dessine les zones d’ombre, façonne les expressions. Cet artiste plasticien paraît envisager le visage humain comme une sculpture qu’il travaille (presque manuellement) par l’éclairage, le jeu sur les couleurs ou les expressions (souvent outrancières) de l’acteur qui le porte.


Or, dans Elephant Man, qui traite de difformité physique, les gros plans visage sont légion. La phrase du cinéaste Jean Epstein selon qui « le gros plan est l’âme du cinéma » trouve dans ce film sa pleine vérification : un gros plan sur le visage ému du docteur Treves qui découvre John Merrick (alias Elephant Man) pour la première fois, un gros plan sur le visage déboussolé de Bytes, le « propriétaire » moralement ambiguë de la « créature », un gros plan sur le visage goguenard de l’employé de l’hôpital utilisant Merrick pour son petit business personnel, autant de plans physionomistes qui caractérisent ces personnages aux figures diverses, mais toutes normales. 


Peu de gros plans sont faits sur Merrick. Ses premières apparitions, après un premier quart d’heure hors-champ, n’en sont d’ailleurs pas vraiment : la tête recouverte d’un sac, le corps masqué par de la vapeur, la silhouette montrée à contre-jour à une assemblée de médecins chargée d’étudier son cas. C’est que Lynch souhaite éviter de faire ce que tous les protagonistes du film font à un moment ou un autre : créer du sensationnel autour de Merrick, le ramener au rang de bête curieuse. Le personnage sera donc défini par un autre visage, qui ouvre et clôt le film : celui de sa mère. Le portrait de cette (belle) jeune femme hante le film, à la fois comme un modèle de « pureté » physique pour Merrick, qui désespère de ne pas en avoir hérité, mais aussi comme origine et fin de tous les tourments. L’introduction aux allures de cauchemar la montre tombant à terre, bousculée par des éléphants ; son visage déformé par la douleur devient flou, ses contours se dilatent, annonçant la terrible malformation de l’enfant à naître.

A l'inverse, le rêve apaisant qui constitue la dernière scène montre son visage redevenu pur, et fait entendre une voix-off rassurante : Merrick vient de mourir, sans doute, mais il laissera une trace de lui, et pas la moins laide. En somme, il a réussi à atteindre une forme de beauté, dont sa mère serait fière. Tout est bien qui finit bien. 

Entre l'origine et la fin incarnées par la figure maternelle, on suit donc le parcours du fils. C'est là qu'Elephant Man se fait grand : non seulement parce qu’il reconstitue à la perfection l’époque-charnière qu’il décrit, ou use d’une mise en scène irréprochable : il l’est également pour être l’un des rares films à nous faire comprendre ce qu’est réellement la différence, sans faire montre de fascination malsaine ou de pitié condescendante face à l’individu rejeté du groupe. Sous sa cagoule percé d’un seul trou pour lui permettre de voir, John Merrick observe sans relâche un monde extérieur qu’il découvre, et nous sommes dans son regard. Ces visages, sont vus par lui, pas par nous, et pas par Lynch non plus. Les séquences de rêve (rares, mais significatives) permettent de comprendre son intériorité plus sûrement qu’un gros plan visage. Elles permettent également, par leur étrangeté, de nous familiariser avec l’anormal, de nous faire comprendre sa beauté. Le tout, sans martèlement excessif (le discours de l’infirmière en chef de l’hôpital, qui reproche à Treves d’avoir ramené Merrick à son ancienne condition de « freak », doit être la dénonciation la plus explicite avancée par le film, et il arrive au bon moment). L’ambiance horrifique, qui en début de film sert à décrire la peur des personnages de cet « homme-éléphant », se retourne complètement lors des deux scènes d’humiliation collective subies par Merrick. Le danger, c’est bien les autres, les normaux, et non Merrick qui cherche sans cesse à bien faire et à s'insérer. 


De surcroît, si Treves l’introduit dans la civilisation, ce n’est pas grâce à lui que Merrick s’élève spirituellement : lorsque Treves tente de lui faire répéter les phrases qu’il lui a faite apprendre par coeur, cela ne marche pas. En revanche, il sait déjà lire et connaît la Bible au point de pouvoir en réciter des passages entiers. Il réalise lui-même son éducation intellectuelle. Le mythe du « bon sauvage » apprivoisé par des hommes plus éduqués et intelligents que lui est donc ici mis à bas. Et il se libérera lui-même de ses chaînes à la fin, en clamant être ce qu’il a toujours été et ne cessera jamais d’être : un homme. 


Mais cet homme, malgré les qualités morales que le film nous dévoile peu à peu, doit mûrir pour devenir un être humain accompli. Merrick commence son parcours sous terre, parmi les monstres : dans la scène d’introduction digne d’un film de Tim Burton, Treves part d’abord le chercher dans des couloirs obscurs, interdits au public et remplis de « créatures » monstrueuses. Une pancarte mentionne le péché originel, que le lieu permettrait d’approcher au plus près, pour notre malheur (certains spectateurs ressortent bouleversés de leur rencontre avec Elephant Man). Autrement dit, Elephant Man commence en enfer, à l’endroit de la souillure et de l’horreur. Puis le passage à l’hôpital de John Merrick le fait passer au dernier étage de l’établissement, ce qui l’élève déjà malgré sa chambre vétuste.

Ensuite commence son chemin de croix pour être accepté de tous (brimades, mépris, et jusqu’au retour à l’animalité que souligne son surnom, puisque, revenu auprès de Bytes, Merrick est littéralement enfermé dans une cage).

Et enfin, la résurrection devant une scène de théâtre où se pressent des figurants en costume excentrique et où Merrick, symboliquement situé dans la loge la plus haute, devient spectateur, et non plus bête de foire exhibée.

Dans une époque explicitement montrée comme matérialiste (on s’attarde sur les machines nouvellement créés, et la science commence à occuper une place d’autorité dans la société), Merrick se démarque également par sa recherche d’élévation spirituelle.

L’oeuvre de sa vie est une cathédrale miniature, et la dernière séquence dans les étoiles suggère qu’il se rend littéralement au ciel.

Dans ce parcours christique, Merrick transcende son enveloppe corporelle pour dévoiler son âme immortelle. Comme dans le reste de ces films, Lynch utilise donc la matière pour mieux révéler l’esprit. 

DanyB
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le 12 sept. 2023

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Dany Selwyn

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