Finies les homélies monotones, les bigotes rassises, les processions larmoyantes. Entrez, entrez bonnes gens, et vous verrez le fabuleux prédicateur Elmer Gantry et la ravissante et bien-aimée sœur Sharon Falconer, Pérette au pot au lait le jeudi, Bernadette de Lourdes le dimanche. Jamais deux fois le même spectacle, satisfait ou remboursé. Tour à tour sermonné, maudit, rasséréné, terrorisé, vous repartirez touchés par la grâce. Convertissez-vous par milliers, confiez-nous votre âme et vos problèmes : c'est entre les mains du Seigneur que vous les remettez, pour seulement un dollar. Le dieu de l'ordre établi accepte avec bienveillance votre obole. Voilà ce que Richard Brooks porte à l'écran, avec autant d’audace que d’intelligence. À l’origine, un roman de Sinclair Lewis qui n’en manquait pas non plus : il en fallait pour décrire à contre-courant cet état de fait. Le cinéaste a eu le courage d’en tirer les conséquences. Mais s’il est urgent de défendre les films qui reflètent notre pensée, il convient de bien discerner ceux qui, dans le même temps, désamorcent les facilités du procès à charge. Brooks ne moralise pas, ne fulmine pas, ne brandit pas le glaive en faisant la leçon. Il livre ici sa meilleure œuvre, terrible par l’acuité avec laquelle sont dénoncés les emportements collectifs et exaltante dans sa générosité à animer le regard d’autrui de tout ce qu’il comporte d’appréhension critique. À nous d’apprécier comme on l’entend l’image du singe agitant la Bible tandis que le prêcheur s’attaque aux thèses darwinistes, le cirque de cette religion avilie, la bêtise satisfaite des foules moutonnières et leurs retournements au gré des dernières "révélations". À nous également d’estimer la croyance sincère de Sharon, celle naïve et roublarde de Gantry, la beauté du spiritual auquel il prend part dans le temple noir.


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À première vue, Elmer Gantry est une œuvre sur la foi. Mais en écrivant cette phrase, on en fausse le propos. Plus exactement, c'est pour le spectateur un film sur la foi, mais pour Richard Brooks d'abord un film sur des personnages, qui même lors de certaines discussions abstraites restent des êtres vivants et non des entités ou des véhicules d'idées. Aucun manichéisme n’est de mise, chacun d’entre eux est riche et ambigu. On ne naît pas charlatan, comédien ou curé : l'évolution se fait en fonction du mode de vie auquel, dès le départ, on est soumis. Le cinéaste pose le problème tabou du contexte social de la religion : l'individu y est une partie d'une société divisée en classes. Le passage est logique de la vente des appareils ménagers à la vente de bonnes paroles. Des âmes sont inquiètes et cherchent une échappatoire ? Aubaine pour un orateur matois, éruptif, grisé par ses propres harangues, doté d'un physique avantageux et d'une éloquence surprenante. Bien qu’il soit un pécheur avoué, Elmer Gantry va mettre ses dons naturels, puis ceux qu'il acquit par son métier, à la disposition d'un bon peuple qui a davantage besoin d'une prise en charge, d'un soulagement moral, que d'un aspirateur. Ce bon peuple conditionné par les bienfaits de la publicité (voiture à crédit, luxe à la portée de tous, monde d'objets devenus le but du travail, logique qui le métamorphose en automate somnambule...) est disponible et se jette donc à bras ouverts dans le refuge illusoire du culte et de l’idolâtrie. Gêné par la négativité de son mode d'existence, il ira trouver l'une de ces innombrables sectes qui s'épanouissent sur le territoire des États-Unis. Et Gantry jouera alors le rôle que lui aura inconsciemment attribué cette société. Il se retrouvera aux côtés des officiels de l’évangélisme dont le rôle est explicitement proclamé : servir le Capital. Il est à cet égard intéressant de comparer le film avec There Will Be Blood de Paul Thomas Anderson, qui partage avec lui bien des points communs dans ses enjeux thématiques mais diffère radicalement en termes de style et de tonalité.


Interprété par un Burt Lancaster prodigieux, Elmer Gantry est toujours saisi par la passion de l'instant. Plus qu’un charlatan, ce commis-voyageur touché par la grâce une nuit de déprime est un showman, un télévangéliste d’avant la télévision, un comédien ravi comme un gosse de se donner en représentation, de laisser les gens bouche bée. Lorsqu’il découvre ses aptitudes, son émotion le dispute à la surprise. En lui s’agitent avec une force égale l’innocence et le cynisme. Il soulève les foules en propageant une théologie très simple : Dieu existe puisqu’il répond à un besoin. Il n’embobine personne car il propose un bon produit à un bon prix. Emporté par son baratin de boutiquier et sa noire rhétorique, un homme perd le contrôle de lui-même et se met à aboyer au milieu des vociférations d'une assemblée hystérique — la même qui à la fin piétinera la prêtresse qu'elle vient d'adorer. C'est pourquoi Gantry reste interdit quand, au milieu de sa campagne moralisatrice, il rencontre Lulu Bains : intrusion d'un passé qui pour lui n'existe plus puisqu'il ne peut plus avoir de pression sur lui. Mais son insatiable vitalité finit par avoir raison de tous les obstacles. C'est un vainqueur parce qu'il croit à la cause qu'il embrasse, quelle que soit sa justesse. Il faut que la mort s'impose pour qu'enfin il ouvre les yeux et devienne adulte. Ce n'est pas pour rien que ce mot est prononcé dans la dernière réplique du film. Quand on sait la volonté de Brooks d'aller au-delà de l'anecdote ou du témoignage, on ne peut qu’y voir une sorte de portrait en pied de l'Américain, portrait qui, avec le recul, acquiert un relief saisissant. L'Américain est l'homme qui a toujours réussi tout ce qu'il a entrepris : il y a chez lui autant de candeur que de cruauté et d'hypocrisie, mais un jour il rencontre l'échec et peut-être devient-il, après beaucoup de souffrances, plus mature. Ici l’expérience est amère : adulé puis renié par une foule versatile, Gantry devient la victime des chimères qu’il propage. Qui est coupable ? Le loup qui exerce ses dents ou le mouton qui adore se faire croquer ?


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Avec son visage d'ange, la merveilleuse Jean Simmons compose quant à elle une sœur Sharon rayonnante, pathétique, dont la pureté transcendante s’impose à tous. Belle comme une vigne catalane, brûlant de tout son corps sous la bure glacée, elle devient vraisemblablement l’actrice qui se prend à son propre jeu jusqu'à y croire et en mourir. Elle est surtout une femme éprise, et c'est pour cette raison qu'elle devient martyre de sa propre mystification. En refusant de partir avec Gantry pour construire un amour qui rejette en bloc les interdits et traditions établis, elle dévoile aux yeux de celui-ci le crucifix ricanant qui les séparera. Et cette ambiguïté, elle ne peut la supporter. Il lui faudra radicaliser l'une des deux attitudes pour tuer l'autre. Devant ce couple conflictuel, à la fois complémentaire et antinomique, Lulu Bains et Jim Lefferts. La première est peut-être le personnage le plus émouvant du film, en tout cas le plus charnel et fragile. En proie elle aussi à un double mouvement de passion et de haine, elle veut détester Elmer mais ne le peut physiquement pas. Même s'il est responsable de sa déchéance, il représente pour elle la vie. Il lui faut un subterfuge pour résoudre son paradoxe : ce sera son apparente conversion. Apparente seulement car elle a pour seule utilité de lui laisser l'âme en paix. Lefferts, enfin, est un journaliste agnostique en qui on peut aisément voir un porte-parole de Richard Brooks. Il tente d’adopter la perspective d’un témoin lucide, de scruter d’un œil froid et impartial les activités de cette parade outrancière où se révèlent les hantises de la société américaine. Gantry ne lui est pas sympathique, les foires de sœur Sharon le hérissent, il n'hésite pas à l'écrire. Pourtant le réalisateur montre bien que cet homme, le seul peut-être qui ne joue aucun rôle, n'a pas le droit de juger ceux qu'il voit. Parce que sa vérité lui dicte un refus et que l’on n’a jamais pour bien-fondé que sa propre conscience. Ainsi le miracle a eu lieu, même s'il n'est que l'effet d'un psychodrame collectif. Chacun en tirera ses propres conclusions en fonction de ses moyens et de sa conviction.


Au fil du récit, les rapports entre ces quatre individus se développent de façon complexe. Celui qui unit la jeune sœur et le prêcheur est conditionné par l’élan de la première vers le second. Après avoir joué le jeu jusqu'au bout, porté par cette croyance provisoire, par le plaisir du spectacle mais aussi par le désir de conquérir Sharon, Elmer comprend soudain qu’il est terminé. En la voyant persuadée de sa propre sainteté, s’identifier à l’idée qu’elle se fait d’elle-même et de sa mission divine, il sent qu'elle lui a échappé. Les relations de Gantry et de Lefferts sont encore plus étranges : ces deux hommes que tout oppose ne peuvent s'empêcher d'éprouver une sorte d'attirance réciproque. L’unique profession de foi d’Elmer sera ironique : "I'll see you in hell, brother !" Tout aussi passionnants sont les liens qui se nouent entre Lulu et Elmer, deux êtres de la même étoffe et de la même race, à la fois bourreaux et victimes : liens de médiocrité et de grandeur, de soumission et de révolte. Pour donner chair à ces flux d’énergies et de contradictions, Brooks se fonde sur une inversion parfaite : plus le scénario est équivoque, les situations ambigües et les personnages fuyants, plus la réalisation est spontanée, directe, sans artifice. Jamais il ne sacrifie l'un à l'autre mais il fait répondre l'un par l'autre. Le sens du décor et des ambiances, du geste juste, cette plénitude dans la sobriété font parfois songer à Hawks. Mais un Hawks marqué par l'expressionnisme qui se laisserait aller à des alliances délirantes de ton, à des chromatismes téméraires. C'est ce qui donne par exemple sa beauté à la dernière séquence, celle de l'incendie du "tabernacle", où l'on pouvait s'attendre à une débauche de couleurs et d'agitation mais qui demeure d'une constante objectivité, telle une sorte d’épure à l’intérieur de l’eau-forte. Le secret de la réussite de Brooks, outre un métier éprouvé, est celui-là même de sœur Sharon : la franchise. Il croit à son propos et il a le talent de sa conviction. Nous qui sommes les Jim Lefferts de ce film, autant rendre les armes : la générosité et la profondeur, l’écriture hautement participative, la satisfaction esthétique en adéquation avec la clarté salubre des idées, poursuivent leur envoûtement bien après la dernière image.


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Thaddeus
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le 22 mars 2015

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