Sur le papier, rien de très surprenant. Baz Luhrmann, esthète baroque habitué aux adaptations luxueuses et aux fresques musicales, s’emparant de l’histoire du King en personne pour le grand écran, comme pour attester d’une probable colique lors de sa découverte de Bohemian Rhapsody. Comment lui en vouloir ? Si le kitsch mélodramatique de Freddie Mercury aurait tout naturellement fourni un terreau fertile à l’artisan hyperbolique de Moulin Rouge, Gastby et Romeo + Juliet, force est d’admettre qu’il ne perd guère au change avec le matériau en présence. La biographie d’Elvis Aaron Presley Jr se lit comme un grand rise & fall à l’américaine sur fond de blues subverti, de gospel possédé et de country rutilante, le tout éclairé par la pyrotechnie de rampe d’un Vegas pétaradant en tous sens. Personnellement, mes uniques réserves à l’annonce du projet concernaient :
a) Austin Butler, nouveau venu remarqué entre autres chez Tarantino mais qui allait devoir convaincre à la fois en tant qu’acteur pouvant porter un film… et en Elvis Presley, un défi déjà ardu pour le tout-venant des vedettes pré-établies.
b) Les faibles prédispositions de Baz Luhrmann à se laisser dépasser par son sujet. Car oui, c’était ce que j'espérais secrètement. Voir ce cinéaste aux envolées formelles gargantuesques perdre le contrôle de ses énormes machines devant un sujet encore plus géant, pour atteindre par ce cataclysme d’exécution un genre d’incarnation démente de son récit filmé.
Après ma découverte du résultat, en ce lendemain de notre Fête de la Musique nationale, il apparait qu’une seule de ces deux craintes ne soit finalement avérée. Une quasi-victoire, donc ? Voilà qui pourrait suffire à contenir mon ressenti sur le film, mais il va sans dire que je suis bien incapable d'en rester là.
Parlons donc d’Austin Butler, qui dynamite et dynamise chaque scène par la présence la plus électrifiante vue dans un biopic rock depuis Val Kilmer en Jim Morrison chez Oliver Stone. C’est bien simple, une fois passé un certain trouble de faciès (majoritairement dû à un nez différent de celui du véritable King), on oublie toute notion de performance pour ne voir qu’Elvis Presley lui-même. Or, comme le dit le proverbe, voir c’est croire et dans le contexte d’un biopic, c'est sans doute encore bien davantage. Que ce soit le regard bleu piscine à travers les mèches gominées, le déhanché incantatoire ou le phrasé sudiste taciturne, Butler coche littéralement toutes les cases de son sujet, une par une, avec une intensité et un charisme tout simplement saisissants. Et il chante lui-même sur les chansons intradiégétiques, ce qui n'est pas rien... Si j’accordais un quelconque poids à ce genre de récompense rétrospective, je lui souhaiterais de récolter l’Oscar qu’il mérite, à plus forte raison quand on sait que Rami Malek et sa prothèse dentaire semblent n’avoir eu aucun mal à convaincre le jury en leur temps. En outre, si Mercury restera à jamais une icône pop, Presley n’est rien de moins qu’une page (voire même un chapitre entier) d’histoire culturelle américaine. Rien que ça.
C’est ici que ma perception du film passe du côté ma réticence b), car là où l’ami Baz est effectivement un auteur aguerri quand il s’agit de parler de show business, il l’est nettement moins lorsque le sujet touche à la révolution musicale apportée par Elvis. Saluons tout d’abord la volonté du réalisateur d’ancrer la narration de son film dans le rapport terrible entre la star et son colossal enfoiré de manager, le sinistre Colonel Tom Parker, interprété ici par Tom Hanks avec une gloutonnerie d’acteur qui divisera probablement autant qu’elle intriguera. La silhouette étouffante et l’aura veule de cet ogre du show business, criblé de dettes et de vices, rompu à l’art de l’escroquerie en ayant fait ses classes dans le milieu du cirque de curiosités (Elvis le « geek », au sens historique du terme, est d’ailleurs une belle idée suggérée assez littéralement au détour d’un plan en plein sideshow), assombrit chaque coin de la tragédie que Luhrmann installe la plupart du temps avec une grande efficacité doublée de l’appétence baroque qu’on lui connaît.
Néanmoins, c’est dans ses recours à de vieilles habitudes dont il ne soupèse vraisemblablement pas toujours la pertinence que la démarche du cinéaste trouve occasionnellement ses limites les plus évidentes. Son goût pour le mash-up, par exemple, qui peut parfois faire mouche (quelques mesures de « Toxic » de Britney glissées au milieu d'un montage montrant l’obsession des tabloïds pour la vie personnelle des stars, pourquoi pas) mais paraît souvent bien plus creux que ne l’imagine son instigateur. Voir Elvis fréquenter les clubs de bluesmen noirs sur fond de hip-hop ? Vraiment ? Quand Tarantino utilise Rick Ross pour rythmer les chevauchées vengeresses de Django, le message est celui d’une revanche culturelle fantasmée par l’image du cinéma de genre. Ici, tout ce qu’accomplit Baz Lurhmann se résume à un parallèle ethnique. Les pionniers du blues étaient noirs, tout comme les rappeurs majeurs du nouveau millénaire (les chansons utilisées dans le film sont relativement récentes dans l’histoire du genre). Il n’en reste pas moins que le blues noir n’a jamais dominé les charts de son époque (à moins qu’il ne s’agisse de reprises signées par des blancs, ce qui attise d’ailleurs immédiatement la convoitise du Colonel), là où le hip-hop américain actuel est sans doute l’un des styles les plus universellement acclamés, établis et commercialement rentables du moment. Les sons qui fascinaient tant le jeune Elvis était ceux d’une sous-culture rendue la plupart du temps invisible par le système en marge duquel elle était contrainte de proliférer avec beaucoup de prudence. Tout comme Parker le verbalise si justement, l’un des attraits majeurs d’Elvis consistait en cette transgression qui charma les cœurs et les culottes d’une jeunesse américaine en laissant dans leurs bouches un goût irrépressible de fruit défendu. À une époque où Kendrick Lamar a gagné un Pulitzer (et je suis de ceux qui s’en réjouissent, soit dit en passant), adhérer à sa musique n’implique pas tout à fait le même genre d’attentat à la norme.
De même, l’implication d’Elvis dans le mouvement des droits civiques est un peu surgonflée par Luhrmann, qui fait par ailleurs l’impasse sur la rencontre entre la star et Richard Nixon (je vous recommande à ce sujet un très bon épisode de Drunk History avec Jack Black en King). Cette compréhension parcellaire du personnage et de son héritage se reflète également dans le générique de fin, où les chansons d’Elvis ne sont employées qu’en guise de socle pour divers samples et couplets rappés par des guests, avant de laisser place à une reprise confiée pour l’occasion à… Måneskin. Loin de moi l’idée de conspuer totalement cette récente sensation italienne après une victoire écrasante à l’Eurovision de l’an passé (je leur reconnais tout au plus un ou deux singles bien sympathiques) mais ce choix prouve bien une chose : Luhrmann a passé plus de temps à engager des noms trendy qu’à s’interroger sur la véritable stature de son sujet (et il n’est visiblement pas le curateur musical le plus éclairé, puisqu’un certain Orville Peck aurait été bien plus pertinent que Måneskin sur une reprise Vegasienne de circonstance).
La voix emblématique du King n'aura donc pas le privilège de clore le film qui lui est consacré. Or, quoiqu’on en dise, quelle que soit votre affinité personnelle pour sa musique, la voix d’Elvis est bien plus qu’un phrasé iconique et un vibrato d’anthologie qui portait le slapback delay comme personne. Il s’agit ni plus ni moins d’un mythe social tel que Roland Barthes en théorisa la définition. Ou, pour employer les mots d’un ami de mes parents : « c’est une voix magique, merveilleuse, folle, mais qui donne instantanément le cafard ». C’est bien là que le jeune blanc-bec de Memphis avait touché à un grand truc mystique du blues, ce génie irrationnel et inexplicable d’un chant qui s’élève comme le rocher d’éternité mentionné dans le film, comme un imputrescible bastion pour combattre et mettre en sons tous les tourments d’une vie parfois sans pitié. Cette voix provocante, majestueuse, impériale, invincible et immortelle qui résonna envers et contre tout, sans jamais trahir celui qui la portait devant le délire des foules trop souvent indifférentes à sa profonde tristesse.