Dès l’annonce de sa sélection au Festival de Cannes en compétition, Emilia Perez, la nouvelle œuvre de Jacques Audiard a fait parler d’elle. Il faut dire qu’il y avait de quoi être curieux ou circonspect, selon qu’on soit adepte ou détracteur de son cinéma. À l’époque de l’annonce, une promesse détonante : une comédie musicale tournée en espagnol, avec Selena Gomez, autour d’un chef de cartel mexicain qui entame une transition de genre.


Le film, très dense, transcende ce pitch aguicheur. L’épatante Karla Sofia Gascon  tient le rôle-titre et délivre une performance touchante, forcément double, épaulée par une Zoe Saldana rageuse, en avocate déterminée à l’aider dans sa quête de rédemption. Selena Gomez, plus tourmentée, vient compléter ce brillant trio d’actrices, récompensées d’un Prix d’interprétation archi mérité. On peut y adjoindre Adriana Paz qui amène une grande sensibilité à l’ensemble dans la deuxième partie du film.


Pour ce qui est de la comédie musicale, des séquences sont, en effet, régulièrement chantées mais ces chansons opèrent plutôt comme des respirations dans le récit, posant un contexte social ou décrivant un changement d’état. Bien qu’on puisse parfois trouver ces chansons un peu décorrélées de la narration, Audiard évite avec ce procédé l’écueil du « tout chanté » qui aurait sans doute pu nuire à ses changements de ton bienvenus et lisser un film ayant besoin d’être protéiforme.


De plus, il n’est, au final, que très peu question de transition de genre. En effet, en parallèle de ce processus initié par sa protagoniste, le scénario décrit une autre transition, une transition vers la bonté. Même si on peut débattre de l’angélisme de ce choix, il a au moins le mérite d’éviter un deuxième écueil important, celui de la transphobie à l’écran.


Ainsi, la transition d’Emilia n’est (quasiment) pas remise en question, ni par elle-même, ni par autrui. Il s’agit ici d’une volonté inflexible pour l’ancienne cheffe de cartel qui souhaite également profiter de son changement d’identité pour tenter de s’affranchir d’un passé criminel trop envahissant. Même si, on le suppose, ce passé mortifère va finir par revenir frapper à sa porte, il est heureux que cela ne soit pas l’occasion d’une attaque sur sa transidentité qui aurait pu paraître convenue ou vaine.


Une fois ces bases posées et bien qu’il faille quelques minutes pour s’immerger dans l’ambiance, on est rapidement emporté par ce tourbillon qui enchaîne péripéties haletantes et chansons entêtantes. Ces dernières, composées et écrites par Camille et Clément Ducol, optent régulièrement pour un phrasé moderne, murmuré ou slammé, donnant un accès direct à l’émotion des personnages. Ces séquences intimes, alternent avec d’autres, plus spectaculaires, brillamment chorégraphiées par Damien Jallet, (déjà à l’œuvre sur l’excellent Suspiria, version 2018 de Luca Guadagnino).


Audiard n’a rien perdu de son goût pour les morceaux de bravoure et les mouvements de caméra opératiques (on pense, notamment, à la fin brutale de Dheepan) et nous offre, entre autres, une séquence dans un gala de charité permettant à Zoe Saldana d’irradier la caméra de son talent. L’actrice, par ailleurs géniale dans tout le film, y est d’une précision, d’une grâce et d’un charisme dingues, épinglant les travers de l’élite corrompue de la ville, virevoltant devant des spectateurs médusés. Autre chanson marquante : une séquence de karaoké montrant Selena Gomez et Edgar Ramirez, sur un hymne électro pop très catchy qu’il est difficile de s’enlever de la tête.


Mais le film reste tout aussi percutant quand il réduit la voilure. On ressent ainsi la dignité des familles de victimes de gangs, dans la file d’attente d’un centre d’accueil, la douceur d’une berceuse bouleversante ou encore l’angoisse du cliquetis des fusils automatiques, astucieusement utilisé pour rythmer la préparation d’un assaut en musique.


Derrière son moniteur, Jacques Audiard s’amuse beaucoup et cela se voit. Après une expérience hollywoodienne mitigée avec son western Les Frères Sisters, le réalisateur se réinvente, expérimente, émeut, sans rien perdre de sa maestria. Il semble avoir, en quelque sorte, fait venir Hollywood à lui, le film ayant été tourné dans les studios de Bry-sur-Marne, à l’exception de la séquence finale.


Le cinéaste français poursuit ainsi la mue revigorante de son cinéma, entamée depuis Les Olympiades, portrait en noir et blanc d’une jeunesse aventureuse mais paumée, déjà étonnant et réussi. Poussant ici les curseurs encore plus loin, Audiard dépayse, féminise et revitalise son cinéma, d’habitude plus musclé. Un cinéma de la masculinité malsaine, auquel on pouvait parfois reprocher de ne montrer que des mâles violents, prêts à tout pour défendre leur honneur ou leurs proches, sans réel point de vue féminin. S’il avait déjà mis en scène des héroïnes, (Marion Cotillard dans De Rouille et d’Os ou Emmanuelle Devos dans Sur mes Lèvres), jamais auparavant chez lui, on ne les avait vues aussi libérées de l’emprise ou de l’attention des hommes.


Emilia Perez, ex cheffe de gang, à présent quasi sanctifiée, tourne ainsi le dos à ce vortex de violence en ouvrant un foyer d’accueil pour aider les familles à faire leur deuil. Recherchant activement les dépouilles éparpillées ça et là par les cartels, elle se met parfois, ironie tragique, en quête de ses propres victimes pour leur offrir une sépulture.


Restituer les corps, rendre les armes. La trajectoire double d’une héroïne, miroir de son cinéaste.


Clément Boyer-Dilolo

Créée

le 8 juil. 2024

Modifiée

le 21 août 2024

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