Quel curieux objet cinématographique que ce Emilia Pérez, tourné en espagnol et en anglais par un réalisateur français, et qui mélange drame social, film de société, thriller mexicain et comédie musicale avec plus ou moins de bonheur.


Je n'ai jamais été particulièrement fan d'Audiard, dont je suis loin de tout avoir vu, au point d'avoir un peu fui ses deux derniers longs métrages. Ici, la hype cannoise, l'incongruité du projet et le côté queer + comédie musicale m'intriguaient suffisamment pour me décider à le voir. Si je devais avoir un constat un peu expéditif, c'est que c'est un peu un (énième) exemple de film queer qui s'adresse à un public cis et hétéro. Non que ce soit fondamentalement une mauvaise chose, je crois que nous avons aussi besoin de "grands" récits populaires pour banaliser les thématiques LGBT et contrer la haine ordinaire, mais cela laisse aussi parfois une impression un peu désagréable de maladresse, de discours un peu à côté de la plaque, voire de freak show. En revanche, je n'irais pas jusqu'à dire comme j'ai pu le lire à droite à gauche que le film est transphobe, ni même qu'un réalisateur masculin cis-het ne peut pas raconter ce genre d'histoires. Est-ce que je pense par ailleurs qu'il raconte une histoire qui n'est pas du tout la sienne et qui ne le concerne pas, que cela entraîne forcément des biais de représentation et que d'autres (femmes, LGBTs, personnes trans), auraient pu raconter la même histoire de façon très différente, voire sans doute plus intéressante ? Oui, aussi. Mais cela n'enlève rien au fait que j'ai globalement passé un plutôt bon moment devant ce film, malgré tout un tas de réserves.


Côté mise en scène, presque rien à dire, le film est maîtrisé, impressionnant, même si je ne suis pas toujours très friand du style tape-à-l'oeil et musclé d'Audiard. Les nombreux numéros musicaux sont plutôt bien filmés, avec des variations notables dans le style (parfois très théâtral, parfois très "rétro", d'autres fois plus naturaliste ou urbain). Mon gros bémol concerne plutôt la musique, que je ne trouve... pas très réussie globalement. J'aime bien Camille et je découvre au générique que c'est elle qui signe la musique et les paroles, et si je reconnais a posteriori une partie de ce qui fait sont style atypique, je ne suis pas convaincu que cela fonctionne très bien dans le contexte du film, ni que cela soit très réussi tout court. Pas mal de morceaux surgissent un peu comme un cheveu sur la soupe, les paroles sont souvent très tarte avec des jeux de mots un peu aberrants, et l'interprétation est extrêmement inégale (les gamins qui chantent, au secours; et les morceaux chantés par Karla Sofia Gascon sont souvent pas super agréables à entendre). Saldana s'en tire bien, et Selena Gomez est peut-être meilleure chanteuse qu'actrice, mais je ne suis pas super convaincu non plus. La faute à un phrasé qui hésite souvent entre chant et dialogues curieusement rythmés (une sorte de slam ?) et parfois on comprend qu'on est dans un intermède musical que parce que les sous-titres sont passés en italique. D'autres titres provoquent un sentiment diffus de gêne ou de cringe, notamment la chanson façon Busby Berkeley sur la vaginoplastie, probablement une tentative humoristique mais dont la rupture de ton avec le reste du film ne fonctionne pas vraiment. Au final, je retiens surtout le premier numéro du film (effet de surprise ? ou bien ton plus urbain qui colle bien au sujet du film et à la modernité qu'il essaie de revendiquer ?), la numéro du gala de charité (j'y reviendrai) et la scène où le personnage de Saldana rencontre "par hasard" Emilia pour la première fois depuis son opération. Plus généralement pour en finir sur la dimension musicale du film, je trouve que le résultat donne l'impression d'une afterthought, que la forme musicale est plaquée sur un récit qui ne l'appelait pas par ailleurs, et que ça donne un côté forcé et très artificiel à l'ensemble, comme si la dimension musicale n'était là que pour gonfler le film dans une prétention opératique (apparemment c'est bien tiré d'un livret d'opéra, ce qui ne se ressent pas du tout à mon sens) plutôt que pour réellement servir le récit ou donner une forme propre au film. Peut-être aussi est-ce fait pour que l'histoire totalement rocambolesque soit plus facile à avaler (personnellement j'ai du mal à adhérer et croire à cette histoire, et je me dis que ce serait sans doute passé plus facilement SANS la forme musicale), notamment pour contourner le ridicule de certains dialogues et situations par l'excuse poétique ou "féérique" de la comédie musicale. Je trouve cela un peu gros, et encore une fois, pas très réussi. C'est peut-être un bon film (je le trouve assez médiocre), mais ce n'est certainement pas une bonne comédie musicale : on en sort en ayant déjà oublié tous les morceaux, et à titre personnel je n'ai pas spécialement envie d'en réécouter la musique...parce que je n'ai pas trouvé ça très musical ou agréable. En revanche, cela confère au film un côté hybride, une certaine monstruosité qui est intéressante à étudier et à disserter mais qui ne le rend pas meilleur pour autant en termes de divertissement. C'est à replacer dans un contexte actuel plus global de résurgence du film musical après une longue période de disgrâce, période d'autant plus fascinante qu'elle concerne un corpus de films très disparate allant des gros films hollywoodiens (qui généralement ont fait des fours) comme les remakes de Mean Girls ou de La Couleur pourpre, par ailleurs pas vraiment marketés comme des comédies musicales, au cinéma d'auteur français (Dumont et son diptyque sur Jeanne d'arc revu par Decouflé, Carax et son Annette pour le coup nettement plus opératique et convaincant). Je trouve que le Audiard est un peu le cul entre deux chaises avec les deux extrêmes de cette résurgence du musical, et qu'il prend aux deux aspects le moins bon. Un film-monstre donc, mais un film bancal et en partie raté selon moi. (Plus cette idée un peu désagréable que je n'arrive pas à me sortir de la tête que ce choix d'un film hybride ou monstrueux qui plaque la forme du musical sur un drame social / film de cartel s'est imposée en miroir du récit de la transidentité comme métamorphose ou film "de monstre").


Côté scénario, il y a du mieux malgré de grosses réserves encore une fois. Le film est clairement trop long, la dernière demie-heure finit par me sortir complètement du truc et me gonfler, comme tous les films d'Audiard que j'ai pu voir jusqu'ici. C'est d'ailleurs un peu paradoxalement en cela que je le reconnais en tant que film de son auteur : pas tant dans sa forme ou son sujet qui est assez inédit dans son œuvre, mais dans ce qu'il provoque en moi à la longue, par son style boursouflé et musclé, son manichéisme et sa naïveté dans les rapports homme / femme et son discours sur la masculinité / la féminité : à la toute fin du film j'étais effaré de constater que le film était en fait très bête car il nous expliquait par le menu que les hommes étaient forcément des monstres violents alors que les femmes elles au fond étaient douces, aimantes et gentilles (et incapables de tenir un flingue et de s'en servir correctement, comme l'illustre maladroitement la résolution du film). Et si j'ai cru à un moment que le discours allait virer à "malgré sa transition, elle reste qui elle était = un monstre sanguinaire et sans scrupule", ce qui n'aurait pas forcément été de très bon goût mais aurait eu le mérite d'éviter un peu l'hypocrisie angélique de son concept, à la place le scénario fait le choix d'un énième récit de rédemption / sacrifice totalement malvenu en ce qui me concerne.


En revanche, j'apprécie certains détours de la deuxième partie, au moment où on se dit que le film n'a plus rien à raconter, plus d'enjeux dramatiques ou presque, et où l'on sent qu'il va suivre une route toute tracée de "jalousie / ancienne personnalité qui prend le dessus" + "quiproquos dignes d'un vaudeville avec la transidentité secrète qui fait office de travestissement" (cf la séquence où Emilia interroge Jessi sur son aventure extra conjugale). A ce titre, la romance lesbienne ébauchée, le quotidien d'Emilia avec ses neveux / enfants, où son projet d'ONG pour retrouver les victimes des cartels sont des digressions bienvenues quoi que parfois un peu trop caricaturales ou faciles. Et pile au moment où je commençais à me dire que le film était extrêmement hypocrite (la transition de genre MTF qui "efface" le passé d'une criminelle au sens propre comme au sens figuré, le rachat par les bonnes actions, etc.), le numéro musical du gala de charité (sans doute le sommet artistique et dramatique du film), questionne précisément cette hypocrisie à travers la thématique de la corruption du pouvoir au Mexique. Belle pirouette, mais c'était nécessaire.


Sinon, la première partie du film (jusqu'à l'opération) est plutôt bien menée, malgré le numéro un peu douteux dans la clinique thaïlandaise et celui franchement assez ridicule avec le chirurgien israélien. La séquence des retrouvailles est très belle et la mise en scène particulièrement bien vue. La sempiternelle scène de karaoké en revanche est totalement superflue. Les actrices sont plutôt très convaincantes, en particulier Zoe Saldana, qui donne tout physiquement et qui a un jeu plus complexe et nuancé que les autres. Gomez un peu en dessous, Karla Sofia Gascon très bien dans un rôle vraiment pas facile mais parfois qui manque de subtilité, et Adriana Paz excellente mais son rôle est sous-dimensionné. La photographie est vraiment très belle aussi, et le film étonne par sa capacité à émouvoir et à trouver de vrais moments de douceur et de tendresse assez inhabituels du cinéma d'Audiard, mais hélas trop brefs, le côté pathos balourd prenant assez vite le pas, surtout dans l'épilogue tire-larmes qui semble avoir bien fonctionné sur le public hétéro féminin de ma séance, mais qui n'a pas pris sur moi : à ce stade je me foutais un peu de ce que le film essayait encore de me raconter.


Parmi les autres choses qui m'ont agacé ou dérangé, la présence au générique très mis en avant de la maison Saint Laurent + Anthony Vaccarello qui certes signe les costumes, mais qui finance aussi le film au point où on a parfois l'impression d'un film sponsorisé ou d'une pub pour la haute couture (un peu à la manière des courts d'Almodovar qui étaient des films Saint Laurent). Cette collusion me met personnellement un peu mal à l'aise même si les costumes sont jolis.


En résumé, je n'ai pas détesté même si je suis très critique à l'égard du film, mais je le trouve, comme souvent chez Audiard, assez balourd et prétentieux, sauvé par ses interprètes et l'indéniable savoir faire de sa mise en scène. Un film qui a le mérite d'exister et de donner un rôle de premier plan à une actrice transgenre, dans un récit qui évite en partie les écueils habituels des récits trans au cinéma, mais qui n'est pas sans maladresses ni biais probablement liés à son point de vue masculin et cisgenre. Un objet filmique pas complètement identifié, pas totalement convaincant ni réussi non plus, mais qu'on étudiera surement aussi bien pour ses coups d'éclats que pour certains de ses choix artistiques et narratifs discutables. Si je voulais être méchant, je dirais qu'à son pire, Emilia Pérez n'est pas si éloigné de l'horrible Dogman de Luc Besson, dont il partage plus que de simples similarités thématiques, mais dont il se distingue par sa maîtrise formelle et technique.

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le 22 août 2024

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Krokodebil

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