S'il y a bien une chose qu'on ne saurait retirer à Audiard, c'est qu'il n'est jamais là où on l'attend. Et à la lecture du pitch (totalement improbable) de sa nouvelle œuvre, on anticipe déjà ce qui a pu pousser le jury cannois à remettre un prix spécial à cet Emilia Pérez : une comédie musicale sur fond de transition de genre d'un chef de cartel mexicain, avouons qu'on ne voit pas ça tous les jours. Le genre de projet hautement casse-gueule mais excitant à même de secouer un cinéma populaire de plus en plus moribond et standardisé. Malheureusement, la singularité même sur laquelle repose le long-métrage ne tarde pas à se retourner contre lui et à révéler sa nature de colosse aux pieds d'argile.


Dancer in the Dark avait pourtant prouvé avec brio que le genre de la comédie musicale, codifié à l'extrême et fantasque de nature, pouvait être subverti et associé au drame terre-à-terre sans pour autant briser la suspension consentie d'incrédulité du spectateur. Mais là où von Trier filmait ses séquences chantées comme une échappatoire réconfortante à une réalité désespérée (justifiant ainsi leur présence au sein de l'histoire et faisant d'elles un moteur émotionnel en puissance), Audiard se prend les pieds dans le tapis : quasiment rien ne vient justifier la présence des scènes musicales, qui semblent ainsi insérées au forceps plus qu'autre chose. Pire, en étant incapable de savoir sur quel pied danser, le film pousse ses deux natures antagonistes (comédie musicale et drame social) à se saboter mutuellement : la grande majorité des passages chantés se résume ainsi à filmer platement un personnage sifflotant ses états d'âme ou son historique, quand il ne se contente pas d'ânonner avec la mélodie en fond sonore. Autant dire que gêne et malaise se tirent la bourre dans ces moments-là (mais bon sang, au nom de quoi le chef du cartel se met-il à chantonner quelques secondes au beau milieu du laïus menaçant qu'il adresse à l'avocate ?!). Tout ça n'étant pas aidé par le manque de subtilité évident des paroles qui se sentent obligées de tout surligner au stabilo. Quant au parcours d'Emilia Pérez, ancien chef de cartel en quête de rédemption, il se voit entaché de raccourcis maladroits, pour ne pas dire franchement douteux : on insiste à foison sur les remords de la señora Pérez et son envie d'aider son prochain, mais on esquive (sciemment ?) l'origine de la situation pécunière confortable qui lui permet de jouer les mécènes (à savoir, comme le film nous le rappelle pourtant à foison, ses anciennes activités à base de meurtres et tortures de femmes et d'enfants...).


L'échec est d'autant plus dommageable que le film, dans ses thématiques, s'inscrit parfaitement au sein de la filmographie d'Audiard, de ses figures masculines prisonnières d'un milieu violent auquel elles se sentent étrangères et luttant pour tenter de s'en extraire. Le réalisateur peut au moins compter sur son formidable quatuor d'actrices, tout particulièrement une Karla Sofía Gascón incandescente et à fleur de peau, ainsi qu'une Zoe Saldaña intense dont on avait presque fini par oublier la réalité tangible derrière ses multiples maquillages et virtualisations blockbusteresques. Et si Audiard carbure en sous-régime dans la plupart des séquences musicales, l'hybridation caractéristique de son cinéma entre élans naturalistes et envolées esthétiques se réveille à l'occasion pour nous gratifier de quelques idées de mise en scène excitantes, mais qui in fine ne font que souligner ce que le film aurait pu être.


Dans une interview, Audiard confie s'être aperçu, lors de l'écriture, que son scénario penchait plus vers le livret d'opéra que vers le film. Peut-être aurait-il dû effectivement poursuivre dans la veine de l'opéra, s'orienter vers la flamboyance excessive d'un Baz Luhrmann, quitte à surcharger son feu d'artifice. Cela lui aurait probablement évité d'accoucher d'un pétard mouillé.

Little-John
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le 29 août 2024

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