On aurait dû avoir un chef-d'oeuvre, et puis en fait ...
Ahah ! Jean Gabin et Brigitte Bardot en têtes d'affiche, Claude Autant-Lara à la réalisation, et sur un scénario de Simenon, vous vous dites : chef-d'oeuvre automatique ? Et pourtant ! ... « En cas de malheur » est en fait comme un gigantesque soufflé : on est en droit d'en attendre beaucoup, mais il se dégonfle absolument dès les premières minutes. Tant d'excellents ingrédients, mais en bout de ligne, un gros raté.
Le jeu de Brigitte Bardot, provoquant et spontané en 1958, apparaît aujourd'hui comme improbable, on ne peut pas croire un instant à son personnage nunuche ; et on ne peut surtout pas croire qu'elle fasse tourner la tête de Gabin avec des répliques aussi plates... Le reste du casting peine à sauver les meubles, Franco Interlenghi caracole dans un personnage complètement déplacé au milieu de ce film qui n'en finit pas. Seule Edwige Feuillère en impose par sa droiture un peu désabusée, une seule de ses apparitions suffit à faire oublier toutes les scènes de Bardot (enfin, presque...).
Le roman de Simenon devait être une bonne base littéraire, mais l'adaptation est profondément ratée : l'action avance à un rythme convulsif dans la première demi-heure, puis s'installe une vaste pause de plus d'une heure durant laquelle puis rien ne se passe. Claude Autant-Lara se révèle très mauvais pour tourner tout cela, ennemi des gros plans mais amoureux des scènes de dos, on ne compte plus le nombre de fois où les acteurs débitent leurs répliques sans qu'on puisse voir leur visage. Le jeu des lumières et des contrastes est intéressant, mais c'est malgré tout cadré avec les pieds.
Les dialogues (de Aurenche) sont désastreux, ils hésitent entre le gros théâtre de boulevard ou bien le mélodrame plat. La musique, au contraire, est bonne, très bonne : beaucoup trop bonne pour la pellicule ! Elle déverse des complaintes flamboyantes, qui soulignent à quel point l'image ne tient pas la comparaison.
Apparemment, Claude Autant-Lara s'aperçoit en plein milieu du film qu'il court au désastre : la confrontation Gabin/Bardot aurait pu être magnifique, mais il est totalement passé à côté et il doit bien s'en douter. Dans une tentative désespérée, il essaie dans la dernière demi-heure de transformer le film en porno : il enferme Jean Gabin, Brigitte Bardot, une soubrette et un chien dans un appartement cossu, sur un fond de musique évocatrice... Mais il doit bien se rendre compte qu'après une heure et demi de naufrage, même les plans serrés sur la plastique de Bardot (et ils sont nombreux !) ne peuvent plus grand-chose pour son film. Deux plongées sur le décolleté de l'actrice et une scène de nu intégral plus tard, Autant-Lara bâcle une conclusion en moins de six minutes, au prix d'une torsion délirante du rythme de l'intrigue. Mais pour faire bonne mesure, la dernière apparition de Bardot se fera quand même nue, encore une fois, après tout, cela ne peut plus faire de mal.
Et puis au milieu du désastre, il y a Jean Gabin. Visiblement embarqué dans cette aventure par amitié pour Autant-Lara (qui lui avait offert « La traversée de Paris » deux ans plus tôt), l'acteur se rend bien compte que tout cela court à la catastrophe. Après quelques premières scènes qui sonnent faux dans des studios en carton-pâte, façon mauvais théâtre de boulevard, Gabin laisse tomber : il passe en pilotage automatique, enchaîne les mimiques et les coups de gueule, mais on sent les yeux vides lorsqu'il entame une énième scène improbable avec Bardot. D'ailleurs, il y a un signe qui ne trompe pas : ses seules scènes réussies sont lorsqu'il doit faire une sortie, on devine le soulagement qui pointe sur son visage à l'idée de quitter le plateau. Une ou deux confrontations avec Edwige Feuillère tentent d'éviter le naufrage complet, mais le coeur n'y est plus. En 1958, Jean Gabin est encore dans sa période de transition entre la gueule d'amour et le patriarche, il n'a pas acquis la stature qu'il aura dans Le Chat ou La Horse...
Dans les deux dernières minutes du film, lorsque l'intrigue est dénouée, Jean Gabin a même un regard éloquent vers ses chaussures, l'espace de deux secondes, et on comprend la question qui le turlupine : « Mais qu'est-ce que je suis venu faire là-dedans ? » Ce rôle d'avocat un peu immoral, à moitié naïf, n'a pas la profondeur qu'il lui faudrait pour y glisser sa carrure de monstre sacré ; alors il abandonne.
Voilà, cela me fend le coeur, mais il faut l'admettre : dans « En cas de malheur », Jean Gabin n'est pas très bon ...
J'ai mis 6/10 à un film avec Gabin. Allez, on oublie, c'était un mauvais rêve.
(PS : Pour ceux qui veulent rire, à l'exacte moitié du film, il y a une scène de danse sur fond de musique jazz entre Bardot et Interlenghi. Regardez les figurants autour d'eux, les pauvres, ils sont complètement perdus ! Ils se tournent toutes les dix secondes vers la caméra pour savoir ce qu'ils doivent faire. Et je soupçonne que dans la scène suivante, lorsque Bardot et Interlenghi s'asseoient à une table, on aperçoit toute l'équipe de tournage dans l'un des grands miroirs du décor...)