Mais que se passe t-il? Apparemment, nous sommes dans notre époque. A peine cinq minutes écoulées que voici un militaire qui s'avance face à une foule le défiant en déclenchant une révolte populaire. Le soldat fait un diagnostic méprisant mais verbalement inégalable de son entité rivale. A partir de là, s'enchaînera une hallucinante et déroutante mise en scène où des politiciens, des proches des personnages, ou des marins sur le champs de bataille, lancent des phrasées lyriques intensément vécues semblant tout droit sortir d'une mentalité antique, impérialiste, et tellement crue qu'elle en apparait disproportionnée, même pour nos jours.
Forts de leurs convictions fanatiques criées à la gueule d'un ennemi invisible, ils donnent l'assaut et s'entretuent, témoignent de leur réception des événements, ou bien encore discutent dans leur intimité ou dans la ferveur des discours publics.
C'est surprenant, c'est le moins que l'on puisse dire. Et je me disais, que ce serait au moins vivifiant dans une période aussi négative et apathique que la notre, de voir nos représentants, nos compatriotes, et même les soldats contemporains s'exprimer avec tant de présence, de lyrisme, et d'aisance! Le fait est que, en réalité, nous sommes en train de regarder l'adaptation moderne d'une pièce de Shakespeare. Ah! Sacré Ralph Fiennes! L'acteur et ici réalisateur britannique, qui a déjà joué dans une pièce du même auteur, a voulu retranscrire le "Coriolanus" de l'inimitable poète, en transposant l'histoire dans la modernité, donc. Mais c'est ici que les choses deviennent, tout en étant courageuses, délicates. Notre époque se retrouve entièrement remise entre les mains de la Rome antique, ses règles, ses rouages, ses coutumes. Du coup, on ne voit pas bien tout l'intérêt de la transposition, puisque la plupart des enjeux contemporains que le film avait présenté et soulevé sont sérieusement limités, rognés, par le cadre de l’œuvre adaptée.
Coriolan, le général, montre un patriotisme sans objet, une exaltation très intérieure qu'il appelle et montre comme un modèle, sans jamais user de la force avec ses alliés. Orgueilleux mais point vaniteux, on le suit par identification mais pas par sens commun des valeurs. C'est une flamme sans cesse protégée de l'extérieure, même de ce patriotisme qu'il exalte sur le champs de bataille, finalement.
Le film possède un point fort, qui est probablement dû à l’œuvre originale, en soulevant deux formes de populismes, déjà existants du temps de la République romaine, et deux formes de leaders anticonformistes. On met en scène et aux prises les populismes, les uns avec autres; ceux qui en appellent au peuple pour ne protéger que leur propre élite en formation (les patriciens), et ceux qui en appellent au peuple en son propre nom et salut (les plébéiens), distinguant ainsi populismes de droite et de gauche, quoique ici on aurait presque comme une droite radicale et un centre démocratique.
Par contraste, Coriolan, qui est instrumentalisé par les premiers, méprise autant les mouvements collectifs que tout ce qui est extérieur à son impulsion vitale; il constitue ainsi un personnage à la fois moralement ambiguë et pourtant généralement authentique, ce qui le rend intéressant à analyser. Il n'est pas à sa place et il le sait; il possède un don que personne autour de lui ne semble posséder, mais s'avère indisposé à le rendre à une masse qu'il perçoit pathétique; il veut fuir ce monde jusqu'au siège le plus haut placé de la Cité s'il le faut, et si cela échoue, il s'enfuira.
Son adversaire de toujours, son ennemi juré, et donc respecté, est l'autre leader authentique, le versant populaire du leader. Celui-ci aussi, ne correspond pas aux populismes qui sévissent dans la Rome de cette histoire. Il se promène au milieu des siens, discute et boit avec eux, au point que l'on pourrait le prendre pour un simple habitant, ce qu'il est finalement; c'est le Ché Guevara, égal de ses hommes, qui, donc, ne peut les mépriser pour vivre à leurs cotés. Les deux leaders se retrouvent dans leur indifférence voir dans leur rejet des rhétoriques et des manipulations de foule; moi individualiste et moi fraternel, ils exhibent leurs valeurs véritables et fuient tout deux les stratèges de surface. Populisme de droite/populisme de gauche vs. authenticité de droite/authenticité de gauche.
Ce quadrillage psychologique et le type de conflit qui en traverse les particularités est une force incontestable de ce film.
Finalement, une problématique probable de ce tout à la fois captivant et déroutant délire filmique pourrait être: un poète peut-il vraiment gouverner? C'est indubitablement ce avec quoi Ralph Fiennes nous laisse, en dirigeant un univers sombre, tragique, et limité pour nos jours, mais verbalement délicieux; et qui sait si finalement cette limite et cette tristesse destructrice, éprouvée, que l'on illustre à coté des ambitions démesurées des personnages, est aussi une vision de ce que serait non pas toute notre époque, mais l'état d'esprit et la lassitude rendue par nos institutions contemporaines, loin de l'idée d'un peuple authentiquement épanoui.
Je mets deux étoiles pour le concept courageux, deux pour la mise en scène, et deux pour le duo Fiennes/Butler.