Ecrire sur un film sur un musicien composant pour des films est déjà un défi, une sorte de boucle qui ouvre à l’infini.
Ce documentaire est récompensé par les David di Donattelo, sélectionné à la Mostra de Venise mais on ne compte plus les prix reçus par le maestro Ennio Morricone dont la carrière couvre plusieurs décennies et plusieurs centaines de films. Connu à travers le globe (à l’instar de son documentaire produit par l’Italie, l’Allemagne, la Belgique, la Chine, le Japon, les Pays-Bas : le monde entier veut participer !), il tient la comparaison avec les plus grandes rock-stars et les maîtres classiques. Cela aurait de quoi intimider.
Pourtant le film nous plonge tout de suite dans l’intimité de Ennio Morricone.
Première scène : un métronome commence la division du temps du film, marque le rythme. Sport du matin : Ennio entretient le corps et l’esprit car il sait l’importance de la discipline en Art et c’est ce que l’on retrouve dans la décoration design de l’intérieur. Son bureau, son studio, pièce d’étude, de recherches par excellence, est cependant tant organisé que très-chaotique. En effet, sans aller jusqu’à une analyse jungienne, Lieutenant, Ennio est double.
Les témoignages, évidemment, sont dithyrambiques. Ils soulignent le génie du musicien mais soulèvent aussi les différentes facettes de l’homme, classique et moderne à la fois.
Tout jeune déjà, il est confronté à un dualisme, à une contradiction profonde. Ennio veut devenir médecin mais son père trompettiste l’oblige à faire pareil, à suivre son exemple. C’est à la fois typique des schémas éternels que le père force l’enfant à suivre ses pas et original que ce père préfère pour son fils la vie bohème à une situation rangée de praticien de la santé.
Ennio Moriconne découvre donc la pratique de la trompette et s’initie à la théorie de la musique. Pour débuter, il joue pour des bourgeois pour manger car la situation familiale est précaire. Les commentaires du film le comparent tout de suite aux plus grands et l’inscrivent dans la suite logique de l’Histoire de la musique (Bach, Monteverdi, Mozart, Stravinski), sources aussi inévitables d’inspirations.
Il mène ensuite ses Expérimentations « traumatiques », puis avec des objets du quotidien (conserves, machine à écrire, baignoire), étudiant le son plus que la mélodie mais demeurant attaché à l’harmonie. Si Ennio est double, il ne fait pas de dichotomie entre les genres musicaux, entre les instruments mais respecte une continuité sans distinction, sachant leurs valeurs respectives, leur utilité potentiel pour mener le film.
En début de carrière, Ennio est « Nègre » sur certaines pellicules quand il compose mais n’est pas cité au générique. Cet anonymat permet aussi de conserver une certaine liberté d’action.
En ce sens, Ennio invente finalement l’arrangement. Ce procédé est plus personnel que l’accompagnement. Dans l’arrangement, le compositeur peut s’exprimer pleinement en s’adaptant au film : il l’arrange en profondeur, s’y adapte au lieu de coller une musique, d’accompagner des images. Les Années 60 sont encore l’occasion d’expérimentations. La musique électronique se développe et offre des possibilités infinies d’enregistrement, de boucles, de compilations d’instruments, etc.
Ce travail se fait toutefois en équipe, il est le fruit de négociations. Si le génie de Ennio Morricone commence à être connu et reconnu, un film est une œuvre d’envergure qui concerne nombre de métiers, beaucoup d’argent, et qui intéresse tout autant.
Ennio reste néanmoins discret : il use de pseudonymes d’abord pour la musique de films mineurs, des western notamment, avant de rencontrer in fine la consécration en 1964 avec « Pour une poignée de dollars » de Sergio Leone, son grand ami, et avec Clint Eastwood (pour ma part, Ennio est devenu immortel lors de « Le Bon, la Brute et le Truand »).
Un an après, dans « Et pour quelques dollars de plus », Ennio utilise l’orgue, roi des instruments, jusqu’à la boîte à musique (une machine populaire s’il en est, un automate commun, enfantin). Avec ce film, Ennio fait donc appel à Bach et à la mélodie d’une montre à gousset, symbole du temps qui passe dans une poche, à portée de main, et de la musique qui demeure là, près de soi : il suffit de s’en saisir.
En 1966, dans « Des oiseaux, petits et gros » de Pasolini, les rôles se divisent aussi autour de la musique. Dès l’ouverture, Pasolini lui-même est mis en chanson. Dans ce film, le père, le fils errent dans la campagne. Ils sont accompagnés d’une instrumentation classique (maracas, mandoline, des chœurs), puis ça devient jazz, rock (une batterie, une guitare électrique, la trompette, cet instrument cher à Ennio, et une flûte qui se répondent dans une scène de marché : tout un orchestre, presque un bestiaire ! L’on retrouve l’ambiance western pour une scène de fusillade ou de pétarade plutôt), chacun a son rythme. Là encore, Ennio accompagne, arrange de sa plume, sa baguette sublime.
On assiste à des courts morceaux pour des saynètes ponctuelles, des tableaux un peu en périphérie de Rome, la Ville éternelle. Par moments la musique se fait plus éloignée, diffuse, presque un bruit de fond. Elle est étouffée pour suggérer un décès. On voit que le cinéma permet un art total : il autorise la musique, des scènes architecturées comme au théâtre ou en photo. La musique de Ennio personnalise aussi avec humour Saint François d’Assise grâce à un synthé. En effet, après une longue introduction, « Des oiseaux » bascule et nous emmène à l’époque médiévale, au XIIIe siècle. Le temps, l’espace, le cinéma s’en joue. Et le jeu continue. On entre dans la danse, dans un conte, une fable, un mythe, où les oiseaux parlent, où des moines prêchent des moineaux, des faucons. Ce film est très riche en définitif. On pourrait citer aussi l’ironie lors de panneaux à l’écran, des noms de rue, leur musicalité…
Encore un exemple : sur la cathédrale cinématographique qu’est « Il était une fois en Amérique » de Sergio Leone, encore et toujours les mêmes !, disons seulement de ces humbles 4h11 de film, que seul le silence semble être digne de l’œuvre de Ennio. Ennio rencontre par ailleurs la complicité, les critiques de ses pairs. Il se nourrit de leurs échanges, s’alimente de ses rencontres. Sa femme Maria surtout est fondamentale dans son travail, ils composent ensemble, elle le soutient, lui est dévoué. Ennio enfin mêle à sa musique les actualités politiques (il est pour preuve influencé par les évènements de mai 68, compose pour le 11 septembre). Quant à la descendance de Ennio, nous osons renvoyer à Angelo Badalamenti, moins épique, tout en profondeur suggérée, sa musique colle à la peau des films pour ne faire de même qu’un et va jusqu’à initier un genre musical : le jazz noir.
En bref, on a tous une chanson en tête mais pas la même partition.
Selon Ennio, quelques mots qualifiant sa musique : « Tati tatata ».