EO revient à la source de ce que doit être le cinéma, à savoir véhiculer les émotions par l'image, le son, le montage. Au delà de l'inspiration évidente de Balthazar de Robert Bresson, le réalisateur Jerzy Skolimoswki livre une oeuvre magnifique dans sa cruauté, qui pourrait se regarder comme une fable imageant le bon et le mauvais coté des humains perçus par l'innocence d'un animal qui, peu importe où il va, finit toujours par croiser leurs chemins.
Le réalisateur sait habilement jouer avec ses plans souvent très serrés, proches de l'animal, mais plus éloignés quand il s'agit de filmer des activités humaines. Il ne filme pas sans sarcasme certaines situations un peu absurdes, voire burlesques pour accentuer un point de vue un peu gentillet et innocent, tout en nous ramenant perpétuellement vers une cruauté que subit l'âne au cours de son aventure. C'est peut-être ce que nous dit le film : en suivant cet animal sorti du cirque, son destin est malgré tout tracé. Destiné à être en contact avec l'Homme. La mise en scène constate ceci par le biais de séquences dantesques, entre la séquence de nuit dans la forêt, où les animaux sauvages sont filmés comme des dangers potentiels pour Eo, jusqu'à l'arrivée invisible de l'humain qui chasse et tue les prédateurs. Jamais sans les montrer, uniquement pas le biais de laser verts, une façon aussi d'étouffer encore plus la situation. Pareil pour cette sublime scène de lever du soleil : le rouge produit dans le ciel amène une autre séquence d'un rouge meurtri mais sublime, où ici la présence humaine est représentée par les éoliennes, filmées comme des monstres de grande envergure. Et tout cela sous l'oeil inconscient de l'âne.
Et entre les situations, tantôt bienveillantes comme cette ferme pédagogique, tantôt dangereuses comme les supporters de foot bourrés ou le camionneur chargé de livrer des animaux condamnés à l'abattoire, EO ne cesse de nous montrer que l'âne n'est jamais à sa place, même dans une écurie, où les chevaux sont filmés de manière à ce qu'on sente qu'ils le perçoient comme un vilain petit canard (certains plans sont par ailleurs d'une beauté sans nom, comme cet étalon blanc qui court et traverse quelques zones de lumières, une manière d'observer sa condition d'animal élevé et soumis malgré sa grandeur). Mais malgré tout, l'animal continue inocemment son chemin, parfois perdu et ayant des flashs du début du film, avec probablement la seule compagne humaine qui l'ait réellement aimé. Toujours monté de manière brillante, dans des séquences sans espoir.
EO est absolument bouleversant pour ce mélange qui façonne le spectateur : parfois un peu cocasse dans la maladresse des hommes, parfois gentil et parfois impitoyable voire pervers, le fait de filmer à travers cet âne nous fait lire la condition humaine comme une tragédie, une pièce de théâtre parfois absurde mais sans être drôle, où tout personnage est spectateur de sa propre vie et subit tout autant que l'animal ce que le système conçoit. Mais le film a des lectures si vastes qu'il est difficile de lui apporter un réel message, et c'est là toute la beauté émotionnelle qui transparaît tout le long métrage : car il est aussi un film qui met en avant l'amour profond pour la nature et les animaux, sans jamais verser dans la niaiserie et sans jamais être moralisateur. Car le réalisateur filme le réel sous forme d'une fable, d'un conte qui serait perçu par un animal n'ayant pas les codes sociétaux que nous avons. La seule chose en commun à laquelle on peut se rattacher est celle de l'amour et de l'attachement. Et le fait de laisser place à ses images incroyables, ce montage maitrisé, ce son si précis qui a aussi son importance (entre les pas des sabots des chevaux, les gouttes de sang que l'on entend bien plus que tout le reste dans la séquence où Eo est blessé, les sons off des actes humains ignobles comme la mise à mort électrique des renards) et cette musique impeccable (parfois peut-être un poil trop présente), le film est une véritable déclaration d'amour au cinéma.
En s'abstenant de jouer dans les dialogues, dans les relations humaines, il offre un catalogue magistral d'émotions qui nous plonge dans ce qui peut se faire de mieux et ce qui peut se faire de pire en nous, sans jamais perdre le fil représenté par notre âne, à qui la fatalité est finalement perprétée par la surprésence de l'homme, et sa capacitié à être imprévisible et soumis aussi à des règles qu'il ne contrôle pas.