Ernest Cole, photographe
6.4
Ernest Cole, photographe

Documentaire de Raoul Peck (2024)

Ernest Cole explique avoir été inspiré par le travail du photographe Henri Cartier-Bresson, mais il aurait pu tout aussi bien l'être de celui de Vivian Maier ou de Joan Colom, de tous ceux dont le métier est photojournaliste plus que journaliste, pour restituer la vérité de ce que les mots ne traduiront jamais, pour restituer les regards et les attitudes avec le plus de réalisme et de sincérité possible, sur le vif. Des images en noir et blanc, brutes et sans concession, jamais posées, prises à ses risques et périls, en marchant, au débotté, à hauteur d'homme. "C'est une question de survie. Devoir voler chaque instant." 


Comme Armin T. Wegner, qui a voyagé dans l'Empire ottoman pour saisir l'effroi du génocide des Arméniens en temps réel, Ernest Cole était conscient de restituer l'injustice et la barbarie de l'Apartheid telles que les Noirs les vivaient, aussi résignés que les Arméniens, sous la coupe des dominants avides de toujours plus de territoire à conquérir et de différence à éradiquer. Spoliés, marginalisés, ignorés, encampés, violentés, brutalisés, exterminés au seul motif que ces autres étaient ce qu'ils étaient: Arméniens, Noirs.


Ernest Cole avait une prescience aigüe des situations telle, qu'une fois ses témoignages photographiques réalisés, il ne pouvait que s'exiler. D'Afrique du Sud, son pays, au Sud des États-Unis où les Noirs ne vivaient pas une vie plus civilisée. Ses clichés reflètent l'indifférence, sur les bancs réservés aux Blancs dans les parcs publics ; la cruauté des Noirs battus arbitrairement (83.000 coups de bâtons à 17.000 Noirs encellulés en camps de bannissement) ; l'indigence quotidienne que les passants nient, parfois par dégoût et parfois par impuissance, ou pour sauver leur peau et ne pas être associé à la misère discrétionnaire. Ses images reflètent aussi des sourires et des rires, lorsque les gouvernantes noires jouent et câlinent les enfants des Blancs qui une fois devenus adultes, reproduisent à leur égard ce même comportement répudiant que leur ont transmis leurs parents.


À l'âge de 27 ans en 1967, Ernest Cole, déterminé viscéral à combattre l'Apartheid, publie "House of bondage", la maison des servitudes. Un livre choc de son travail, qui le contraint à l'exil définitif, aux États-Unis, en Suède. Ailleurs, il ne retrouvera jamais l'élan de l'urgence à fixer pour dénoncer les situations inhumaines, celles de son peuple sur leurs terres historiques. Il restera en manque de l'Afrique du Sud sans jamais pouvoir y revenir, persuadé qu'un jour l'Apartheid sera aboli. 

"Trois cents ans de suprématie blanche en Afrique du Sud nous ont réduits à la servitude, nous ont dépouillés de notre dignité, nous ont dépossédés de notre estime de nous-mêmes et nous ont enfermés dans la haine."

"Exposer la vérité à tout prix est une chose, mais passer sa vie entière à chroniques la misère, l'injustice et la cruauté en est une autre."


Nul ne peut être indifférent à ce travail et à ce jeune photographe qui a sacrifié sa vie et vécu en martyr, seul contre tous, tout au long de sa trop courte existence, au service d'une cause. Le film de Raoul Peek pourtant, ne m'a pas touchée ni convaincue. La monotonie de la voix off, grave, neutre et linéaire m'a lassée mais ce n'est pas là le problème. Même si cette voix off, censée être celle d'Ernest Cole, prend la parole sur son lit de mort et post-mortem ce qui créé une impression bizarre, de déloyauté. Ce qui permet aussi de savoir que sa mère a fait le déplacement d'Afrique du Sud aux États-Unis, où elle est restée jusqu'au dernier souffle de son fils. Elle a ramené ses cendres sur ses genoux, dans l'avion, jusqu'au cimetière de Mamelodi.


Ce qui m'a gênée, c'est l'absence d'intention, comme si Peck avait hésité. Peut-être que la raison principale réside dans le sujet, encore trop brûlant et prématuré (à la fois, il constitue une étape sérieuse et incontournable vers une résonance plus large). 


De même qu'il semble encore impossible de rendre tout à fait audible le génocide des Arméniens, un peuple toujours en attente de reconnaissance et de réparation 110 ans après les faits, il semble impossible de reconstituer l'Apartheid et de la rendre intelligible aux yeux du monde entier. Est-ce parce que, dans les deux cas, le monde entier savait et a laissé faire ? La communauté internationale a laissé l'inhumanité s'enliser. La diplomatie a abandonné les Noirs comme elle a abandonné les Arméniens.


Cette impression qui s'est emparée de moi en visionnant le film, s'est renforcée en apprenant que 60.000 négatifs d'Ernest Cole, découverts en 2017, lui ont été volés et cachés dans le coffre d'une banque suédoise. Par qui, comment, pourquoi: autant de questions dont, pour l'heure, les réponses sont refusées. C'est peut-être cela, le vrai sujet. Cette spoliation, ce mensonge. Il me tarde aussi de savoir élucidé, tout comme il me tarde de prendre connaissance un jour ou l'autre, prochains si possible, de ce qui est fixé sur les 504 tirages vintage "d'une valeur inestimable" et les documents qui ont viennent d'être restitués à la famille d'Ernest Cole.

De l'Apartheid, que nous reste-t-il à découvrir ? 

J'espère que le moment venu, Raoul Peck sera disponible pour nous dévoiler les dessous de ces dernières interrogations, les enjeux politiques et rendre publiques les responsabilités. Alors, il sera peut-être possible de réhabiliter le photographe et tout un peuple.

Isabelle-K
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Isabelle K

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