Sans vouloir assimiler Almodóvar au narcissisme aigu d'une certaine nébuleuse mediatico-artistique, on veut bien croire que le réalisateur espagnol ait une haute opinion de son travail ; on serait par ailleurs plutôt tenté de nous-mêmes y souscrire. Réciproquement, on pourrait aisément admettre que la déception liée à l'absence de palme d'or il y a 3 ans pour le chef-d'œuvre qu'était Volver, ait pu piquer au vif l'orgueil du réalisateur, et attiser un désir de perfection qui tende à élever Les Etreintes brisées au rang d'œuvre testament.

Or le cinéma, l'art en général, ne sont pas des compétitions. C'est malheureusement (et fort heureusement) ce qui pourrait bien desservir les désirs inassouvis du fier espagnol. Là où dans La Mauvaise éducation, Volver, ou Tout sur ma mère, il touchait le spectateur en plein cœur en convoquant un univers sombre et en sublimant les failles des protagonistes, en sublimant nos propres failles ; Pedro Almodóvar ne fait ici qu'effleurer ce jeu de miroir magistral. Il est vrai qu'il cherche, notamment à la fin de ces Etreintes brisées, à nous faire passer des larmes au rire, mais l'émotion qui en résulte est d'un autre ressort.

Car c'est bien la convocation d'un univers s'auto-citant, et l'esthétique célébrée que suppose cette mise en abyme, qui enserrent en leur sein toute la superbe du film. Au fur et à mesure qu'il met en scène la réalisation de la fiction Chicas y maletas, colonne vertébrale des Etreintes brisées, Almodóvar « réfléchit » le cinéma. Il le contemple ...mais aussi donne à contempler sa propre trajectoire cinématographique. De la transcendance magnifiée des décors colorés, des confluents des années 60, 70, 80, et d'un cinéma qui s'enorgueillit de lui-même, nous voici donc plongés dans une «réflexion» méta-artistique qui n'est pas sans rappeler Cervantes. Tel Don Quichotte lisant littéralement ses propres aventures plutôt qu'il ne les retrace, Almodóvar se raconte, et nous offre (s'offre) une relecture d'ensemble de son œuvre dans ce qui est sans nul doute son film le plus abouti, mais pas nécessairement le plus réussi.

Dans ce contexte, la figure du fils Martel prend un relief tout particulier. Aspirant réalisateur, voyeur libidineux épris d'un besoin irrépressible de reconnaissance, et ayant du mal à assumer son homosexualité, il apparaît tout d'abord comme l'effigie du double, le Pedro qui aurait mal tourné. Placé sous le prisme du Quichotte, il devient l'imposteur, l'Avellaneda tant fustigé par Cervantes, auteur (monteur) non pas d'une suite, mais bien d'une œuvre apocryphe. Une œuvre volée, plagiée par son père dont il partage l'identité (Ernesto Martel), ce qui viendrait étayer la thèse de cette dualité forte et explicite du personnage.

En marge de cela, la rencontre éphémère des deux égéries Penélope Cruz et Rossy de Palma, n'est qu'une fausse piste de plus. L'occasion pour Almodóvar de créer une attente qui peu à peu s'évapore, d'ouvrir une brèche restant en suspens, tout en prenant soin de déconstruire la rhétorique cervantine de la suspensión. Au-delà du clin d'œil furtif, cette réminiscence des femmes au bord de la crise de nerfs, est aussi l'opportunité de renouer, le temps d'une scène, avec l'univers de La Movida, dont l'esthétique inonde la fin du film.

Vous l'aurez bien compris, Los Abrazos rotos puisent toute leur force dans l'aptitude d'Almodóvar à convoquer avec humour diverses époques, diverses «aventures» de sa propre création, pour mieux les faire cohabiter ; mieux les condenser. Seul bémol à cette œuvre qui se veut magistrale, l'absence d'immédiateté dans l'invocation du pathos : en voulant trop bien faire, le réalisateur crée parfois un éloignement avec le spectateur. Aposant divers jeux de suggestion, il impose une réflexion, une distanciation, et peine à émouvoir. L'émoi n'est en effet plus nécessairement celui de l'empathie mais plutôt celui de la nostalgie. Pedro nous fait rire mais ne nous fait plus pleurer. Espérons donc que le verdict cannois ne transforme pas ces étreintes annoncées en «anhelos rotos», aspirations brisées.
Astrobokeh
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le 5 nov. 2010

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