The End Of The End Of Evangelion : You can (not) Understand

Critique complète de la fresque Evangelion garantie sans spoils.


Un rejet, une révélation, une hantise


Je me souviens encore de ma première rencontre avec Neon Genesis Evangelion.


Loin d’être un spectacle, Evangelion me frappait comme une claque dans la figure. La première moitié de la série m’a dégoûté : des adolescents menant des combats de robots géants, l’incontournable fan service incluant gamines en tenues suggestives et scènes de combat grandioses mais froides et vides d'intérêt… tout ça m’a laissé de marbre, voire irrité. Ce n’était pas du tout ce que je recherchais. Ce genre de divertissement trop évident, trop artificiel et profondément ennuyeux à la sauce shônen on ne peut plus classique m'ont ironiquement fait comprendre le succès de cet anime. Les premiers épisodes m'ont donné l'impression que je n’étais pas la cible, que l’on me forçait à regarder une œuvre que je n'avais aucune envie de comprendre.


Mais un ami très insistant (les défauts ont leur vertu) me supplia de persévérer.


Alors j’ai continué, à contre-cœur, repoussant mes attentes pour quelque chose de moins… superficiel. C'est alors (évidemment) que quelque chose d’insoupçonné s’est produit. Sous mes yeux fascinés, la façade s'effondrait. La violence émotionnelle du récit s’est doucement insinuée, me forçant à regarder au-delà des apparences. Ce qui m’avait agacé devenait la clé d’une œuvre bien plus complexe que je ne pouvais l’imaginer. À mesure que les épisodes s'enchaînaient, une transformation s’opérait : je découvrais un autre Evangelion. Une déconstruction de l'industrie, une critique acerbe du Japon des années 90 (toujours d'acutalité ceci-dit), un miroir tendu sur une société consumée par ses propres fantasmes et ses aspirations inassouvies.


Et puis, il y a eu The End of Evangelion.


Ce film, pensé comme une conclusion de la série originale, s'est révélé être un coup de poing émotionnel. Une apothéose d’angoisse et de beauté, où les frontières de la réalité et de la folie se brouillaient pour ne laisser qu’un vide, un abîme d’introspection. C’est une œuvre qui vous dévore tout entier, qui vous hante bien après que le générique ait défilé. Il n’était plus question d’une simple fin, mais d’une catharsis brute et inaltérable. Ce n’était pas une conclusion, c’était une épreuve. Une œuvre à la trace indélébile dans l’âme, une fresque d’images qui, comme des fantômes, me poursuivront toute ma vie (ceux qui savent savent). L’angoisse des visuels de The End Of (que je nommerai ainsi pour des soucis de simplicité) et l’effroi de sa beauté simplement effrayante apportent un dernier coup de pinceau à cette fresque si dense qu'est Neon Genesis Evangelion.


Mais Rebuild… Pourquoi Rebuild ?


Ce projet nommé "Rebuild of Evangelion" consiste en la réalisation de 4 films commençant au point de départ de la série originale dans le but de réécrire la trame scénaristique que nous connaissons tous pour proposer une nouvelle version de la fresque Evangelion. Je dois avouer que je n’ai pas abordé cette nouvelle version sans appréhension. La série originale accompagnée du film The End Of – que l’on appellera ici la Timeline 1 – s’était imposée comme une œuvre complète, presque sacrée, et The End Of comme une apothéose irréversible. Je ne savais pas comment Anno, le créateur, pourrait aborder l’idée de "reconstruire" un tel monument. J’ai mis un an avant de me décider à me lancer dans les quatre films qui composent la Timeline 2, réécriture radicale du récit original, qui commence avec "Evangelion: 1.0 You Are (Not) Alone" sorti en 2007.


Ce fut un an de doute et d'interrogation remettant en cause la pertinence d'une version réimaginée d'une oeuvre déjà si dense et compléte. La peur me rongeait : celle de l’inutile, celle de la dilution, de voir l’essence même de Evangelion se noyer dans une version modernisée, aseptisée, privant l’œuvre de sa substance.


Entre critique et Fascination


Neon Genesis Evangelion, dans sa forme originelle, est une œuvre empreinte d’un existentialisme brut couplé à un nihilisme ambiant (évidemment à ne pas mettre entre toutes les mains). C’est un cri de révolte, mais aussi une réflexion douloureuse sur l’industrie de l’animation nippone, une industrie dont Hideaki Anno, son créateur, semblait désespéré de faire partie. L’œuvre semble naître du dégoût : dégoût de la surconsommation, du vide de l’industrie qui transforme les rêves en produits dérivés, du manque de sincérité de tout un système créatif qui, au lieu de laisser la place à l’expression authentique, se nourrit de la rentabilité et de la publicité. Evangelion était, avant tout, un exutoire, un moyen pour Anno de cracher sa colère, de dénoncer l’absurdité d’un monde qui refuse de regarder en face ses propres démons. Et pourtant, aujourd’hui, il semble que ce même monde n’ait pas compris ce message. Evangelion est devenu tout ce que son créateur détestait : parc d'attraction, machine à cash, produits dérivés à l’infini et fanbase de plus en plus insupportable, saturée de références et de théories parfois plus proches de la spéculation que de l’analyse. Malgré sa complexité, son ton expérimental, son exploration de l’horreur psychologique et existentielle (aussi bien dans la forme que dans le fond), la série a été digérée de travers, et son message est devenu oblitéré par l’énorme machine de la culture populaire.


Cette distorsion entre le fond et la forme m’interroge profondément. Comment une œuvre aussi dense, ancrée dans l’expérimentation visuelle et narrative, a-t-elle pu devenir un tel phénomène mondial ? Comment un anime aussi étrange, aussi difficile d’accès, peut-il avoir trouvé un tel écho dans un public international, presque au même titre qu’un shônen classique comme Naruto ? L’impact culturel d’Evangelion reste un mystère pour moi. Une œuvre aussi perturbante, dévorante et, paradoxalement, fascinante. Un chef-d'œuvre qui parle de dépression, de solitude, de souffrance, mais qui a été dénaturé en un produit pour la masse.


C’est dans ce contexte que je me suis attaqué à Rebuild, le projet d’Anno, en espérant voir l’auteur se réapproprier son œuvre. Le premier film, "Evangelion: 1.0 You Are (Not) Alone", est une relecture de la première partie de la série. L’animation est sublime, les scènes de combat sont plus dynamiques, plus spectaculaires. Le film se présente presque comme une version "remasterisée" de l'originale, une mise à jour technique qui, à part quelques ajustements mineurs, ne modifie pas fondamentalement la trame. Dès lors, on se pose la question : Pourquoi refaire une telle œuvre sans toucher à son essence ? L'originale a bien vieilli, elle n’avait pas besoin d’une telle révision, surtout dans une industrie où l’originalité est parfois sacrifiée au profit de l’esthétique pure. Anno n’avait-il pas d’autre choix que de céder à l’appât du gain ?


Puis vient le deuxième film, "Evangelion: 2.0 You Can (Not) Advance", qui chamboule tout. Cette fois, l’écart avec la Timeline 1 est flagrant. Anno opère une transformation radicale, modifiant des détails jusque-là essentiels au récit original. Et ce qui semblait être une adaptation fidèle devient, au fur et à mesure, une véritable réécriture. L’apothéose de ce changement se trouve dans le final, où Shinji, au lieu de s’enfermer dans la spirale de la dépression (personnage symbolisant cette maladie) et de l’incompréhension, fait un choix d’une toute autre nature. Là où, dans la Timeline 1, Shinji était une incarnation de la perte et du doute, dans la Timeline 2, il devient un acteur de son propre destin. Un choix radical, presque symbolique, qui fait écho à la volonté de son créateur d’évoluer lui-même. Anno, qui a traversé les tourments de la dépression et du doute pendant la création d’Evangelion, fait ici un pas de plus : il a grandi, tout comme son public. Il ne veut plus seulement montrer une douleur qu’il a vécue, mais offrir une perspective nouvelle, plus mûre, un message d’espoir. Le Rebuild devient alors un reflet de cette évolution. Il ne s’agit plus seulement de réécrire un récit ; il s’agit de réécrire l’homme derrière l’œuvre. Et dans ce sens, Rebuild se transforme en une déclaration de croissance, de renouveau et de réconciliation, non seulement avec soi-même, mais aussi avec le public qui a suivi le parcours d’Evangelion pendant toutes ces années.


La rupture et la réconciliation


Avec le troisième film de Rebuild of Evangelion, la rupture avec la timeline originale devient totale. Ce qui semblait encore, dans les deux premiers opus, une relecture modernisée et potentiellement introspective de la série, explose ici dans une direction complètement inédite. L’univers que nous pensions connaître obéit désormais à une toute nouvelle cohérence interne, rendant toute comparaison directe avec la timeline originale caduque. Nouveaux personnages, environnement méconnaissable, dynamique relationnelle bouleversée : même les figures familières d’Evangelion ne sont plus tout à fait elles-mêmes.


Cette transformation radicale aurait pu être le moment où Anno justifie pleinement l’existence des Rebuilds, en mettant en avant une véritable relecture de son œuvre. Or, ce troisième film laisse au contraire un goût amer. Si "Evangelion: 2.0 You Can (Not) Advance" esquissait une métaréflexion fascinante sur l’évolution de son créateur et de son public, Evangelion: 3.0 You Can (Not) Redo semble retomber dans les mêmes thématiques que la série originale, sans réelle évolution de fond. Personnellement, je m'en fous un peu que le scénario ait changé si c'est pour me racconter la même chose, surtout que Evangelion est ce genre d'oeuvres qu'il ne faut pas chercher à comprendre mais à ressentir, la trame narrative pure étant plus claire dans son propos et ses allégories que dans son scénario principale. Certes, tout a changé dans la narration, mais le discours reste ancré dans ce même nihilisme ambiant, donnant l’impression que, malgré les ruptures scénaristiques, Evangelion se raconte encore et toujours de la même manière. C’est là que s’installe un doute : si la série originale et The End Of avaient déjà tout dit avec une clarté allégorique brute, quel est l’intérêt de ces Rebuilds ? Cette question devient d’autant plus frustrante que les films ont été espacés sur quinze années, laissant aux fans un sentiment de stagnation après les promesses du second film. Bien sûr, certaines scènes marquent durablement, notamment la séquence du piano, qui illustre magnifiquement l’un des rares moments où cette nouvelle dynamique narrative semble pleinement justifiée.


Mais...


Mais c’est avec le quatrième et dernier film, "Evangelion: 3.0+1.0 Thrice Upon a Time", qu’Anno parvient enfin à donner tout son sens à cette Timeline 2. Ce dernier acte réconcilie les deux faces de l’œuvre, au point qu’il devient impossible, à mes yeux, de dissocier désormais les Rebuilds de la timeline originale. Là où la fin de The End Of laissait une impression de catharsis brutale, un mélange d’épiphanie et de désespoir insondable, Thrice Upon a Time opère un basculement total : l’horreur laisse place à une beauté douce, presque apaisante. L’évolution de Shinji, cette fois, ne semble plus être une répétition de ses souffrances, mais bien une avancée vers autre chose, vers une forme de rédemption qui rejaillit non seulement sur lui, mais aussi sur nous, spectateurs.


Ce qui aurait pu ressembler à du fan service, en nous offrant enfin ce que l’on attendait depuis vingt ans, se révèle en réalité bien plus subtil : Anno nous invite à tourner la page avec lui, à accepter de laisser derrière nous une douleur qui, pendant longtemps, a fait partie de l’identité même d’Evangelion. Certains dialogues nous frappent par leur résonance avec l’œuvre originale, comme si Anno venait boucler une boucle commencée vingt-cinq ans plus tôt. Anno réinvente le concept même de "Happy Ending" (évidemment à nuancer, nous sommes tout de même dans Evangelion) et se réapproprie le concept pour délivrer un message plus humain que jamais. La conclusion des Rebuilds transforme ainsi notre regard sur la série initiale : non pas en la remplaçant, mais en lui offrant un contrepoint, une autre perspective qui enrichit sa signification.


Je tiens également à faire un aparthé concernant la bande son des rebuilds, absolument sublime à l'instar de l'oeuvre originale.

Et puis, il y a cette dernière scène. Un instant de grâce, où tout fait sens. Où Evangelion, longtemps symbole de souffrance et de frustration, devient une œuvre qui nous invite, enfin, à avancer. Avec du recul, je pense qu’il aurait été terrible que la saga se termine sur The End of Evangelion.

Ce n’était pas ce que Shinji méritait. Ce n’était pas ce que nous méritions. Ce n’était pas ce que Hideaki Anno méritait.

KillianM
9
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Créée

le 5 mars 2025

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L'homme Lambda

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