Ex libris meis, littéralement : faisant partie de mes livres, c’est ainsi que l’on appelle l’indication, la gravure, le tampon indiquant le nom du propriétaire d’un livre et le plus souvent collé sur le contreplat ou apposé en page de garde, autant dire tout de suite que le titre a tout de la publicité mensongère puisque le livre est le grand absent du récent documentaire de Frederick Wiseman sur The New York Public Library, dernier jalon d’une œuvre homérique consacrée principalement aux institutions américaines et qui couvre un demi-siècle de l’histoire des Etats-Unis.
Le livre donc, sous sa forme classique, le codex, ne sera peut-être montré qu’une petite minute sur les 197 du film, dans un plan terrifiant filmé comme Wiseman filmait les boîtes de sardines, sur une chaîne de montage filant à toute allure vers des caisses anonymes dont nous saurons rien sans que cela ne semble d’ailleurs déranger outre-mesure ni le réalisateur ni les nombreux protagonistes perdus entre réunions bi-hebdomadaires, galas d’auto-célébration laborieuse (partenariat public-privé oblige) et multiples « événements » douteux jalonnant la vie de l’ensemble protéiforme qui représente avec ses 50 millions de documents invisibles la deuxième bibliothèque du pays.
Le livre, brièvement enterré en deux phrases par une architecte européenne comme par le conseil d’administration dont seul le directeur, mélange improbable de William Holden et de Vin Diesel, semble se souvenir l’existence est déjà du passé, abandonné, méprisé, passé aux profits et pertes de l’administration efficace et pragmatique au service du consommateur et surtout des intérêts éditoriaux qui ont déjà fait le deuil de ce dinosaure anachronique au trop faible niveau de rentabilité. Comme quoi, inutile de brûler physiquement les livres pour faire montre de barbarie, le progrès technique s’en charge très bien tout seul.
A la fin du siècle dernier, Kipling dans ses jeunes années se promène à travers les Etats-Unis, de la Californie à je ne sais où en passant par Chicago, Yellowstone et la pêche à la truite en Amérique. Invité modèle toujours curieux de tout, il reste néanmoins un peu interloqué en comprenant que ces sympathiques bonshommes, volubiles et accueillants, tous fiers de leurs constructions de villes, de chemins de fer et d’usines de conserverie poissonnière sont persuadés d’être les garants d’une nouvelle civilisation, ce que le témoin d’une plus vieille ne peut que regarder d’un œil parfaitement dubitatif.
En effet, s’il existait bien une civilisation amérindienne, ce qui s’est construit sur ses cendres n’est en rien le propre d’une civilisation nouvelle, et s’il en fallait une preuve, le documentaire en question en ferait une bien jolie si elle n’avait autant les allures d’un cauchemar sans fin.
Pendant plus de trois heures, donc, le cinéaste mutique nous promène l’air de rien dans ce que les Etats-Unis peuvent représenter de pire, et je ne parle pas là de la vision habituelle qui hérisse le poil des esprits libéraux des deux côtés de l’Atlantique, non, il y a même chez le redneck dégénéré un vague soupçon d’humanité perdue qui suffirait à justifier son existence plus aisément que dans ce défilé de robots bienveillants accumulant les discours mièvres (et faux) avec une bonne conscience qui glace les esprits les plus échauffés dans un univers dystopique d’autant plus terrifiant qu’il semble être présenté ici comme une utopie souhaitable, comme une réponse même, peut-être, à la frange dégénérée citée plus haut qui croit être arrivée au pouvoir l’an dernier.
Je dis « qu’il semble » parce qu’on peut aussi imaginer que Wiseman, extérieur comme toujours, nous montre sciemment une vision infernale pour réveiller nos consciences face à déchéance de nos sociétés modernes, mais je n’en crois pas un mot. Ce n’est pas en supprimant la voix off que l’on s’extirpe du point de vue, montage oblige et il suffit de lire ici les quelques critiques du film pour voir à quel point le spectateur bien-pensant adhère comme un seul homme au message immonde véhiculé par le film.
En premier lieu chacun assume avec cette absence de second degré et de distance critique qui fit la force et la faiblesse de ce peuple d’ériger en unique sujet d’étude et de combat son existence réelle ou supposée. C’est le cas du petit juif qui fait sa thèse sur la situation de ses parents puis de la communauté juive new-yorkaise dans son ensemble, de l’ouvrière qui s’est donné comme croisade la féminisation des postes d’ouvrier et surtout des multiples afro-américains ne s’intéressant qu’à leur communauté, là-encore, et avec un racisme assumé qui laisse pantois, avec en toile de fond, un unique leitmotiv : l’esclavage. Pour les aider, la bibliothèque fait les choses en grand, une institution dirigée par un fanatique dangereux tient le haut du pavé, les bibliothèques de quartier ne semblent exister que pour s’insurger des problèmes raciaux ou battre sa coulpe dans un masochisme culpabilisateur inquiétant selon la localisation du dit quartier et tout le monde enquille les mensonges historiques sans aucune contrepartie critique pour rassurer le malheureux historien que je fus un jour. Ainsi, toute recherche sur l’esclavage ne se fait pas en fonction de la vérité factuelle mais en fonction de la mode revendicatrice du jour, allant jusqu’à chercher je ne sais plus quel petit village africain victime de razzias pour dédouaner d’un revers de manche la traite arabe (17 millions de victimes) au « profit » de la traite occidentale (11 millions de victimes) sachant que de toutes façons, la traite intra-africaine (14 millions de victimes) ne semble pas même exister aux yeux de l’historiographie contemporaine…
Et inutile de se rassurer en France du haut de nos pseudo-principes républicains garantissant que les hommes naissent libres et égaux en droits, puisque depuis quelque temps déjà, les principes en question ont été brûlés sur la place publique aux grands cris de la foule en délire à coup de discrimation dite positive, de scandaleux rajout d’un cinquième alinéa au troisième article de la Constitution, où je ne sais encore quelle barbarie contraire aux principes d’égalité entre les êtres humains. Tout ce qui est vu ici risque bien d’être très vite monnaie courante dans notre chère contrée.
En second lieu, la bibliothèque n’existe plus en tant que bibliothèque. Elle sert désormais de lieu public accueillant pour tous (sauf aux SDF qui veulent dormir, grands ennemis du bourgeois depuis la révolution industrielle londonienne et que les architectes en mobilier urbain s’efforcent de torturer de façon toujours plus originale pour répondre aux demandes scélérates des municipalités de tous bords). Devenue comme une succursale des services sociaux ou offrant internet, modems, cours du soir, garderie, conférences, etc… tout ce que vous voulez sauf ce qui fait une bibliothèque… Et encore ne s’agit-il pas ici de voir la bibliothèque dans un cadre étroit, on peut prêter des jeux vidéo sans se transformer en salle d’arcade ou encore proposer des services au public handicapé (la novlangue contemporaine m’obligerait à transformer le mot en un absurde « en situation de handicap » que je m’efforce soigneusement de conchier au passage) qui soit en relation avec les fonctions d’une bibliothèque, comme ce matériel en braille que l’on voit dans une scène, et non pas comme cette exhibition de traduction théâtrale pour sourds-muets que l’on voit dans une autre.
Les bibliothèques, toujours bienveillantes, sont devenues le fer de lance de tout ce que l’affirmative action à la ricaine peut avoir de gerbant pour un spectateur français pas encore complètement corrompu par la tendance forte qui nous pousse à imiter nos encombrants alliés dans cette voie pernicieuse. En déconnexion parfaite avec la moindre réalité pourtant, ce qui donne parfois des scène ubuesques, comme cette dame au conseil d’administration qui donne comme réponse au problème des usagers SDF que le nouveau maire a promis de s’en occuper, angélisme merveilleux qui ignore heureusement que ce saint homme, qui sera réélu dans un fauteuil dans les jours prochains pour la plus grande gloire de la NYPL aura vu exploser sous son mandat le nombre de ces malheureux sans que l’on sache trop si d’aventure la bienveillance des bibliothèques s’est agrandie jusqu’à prévoir dans les salles de lecture un ou deux lits d’appoint… Quitte à ne plus se concentrer sur ses missions, pourquoi après tout ne pas servir à quelque chose de vraiment charitable.
Et là encore, ne rêvez pas, la third place library ou bibliothèque troisième lieu ne se contente pas de contaminer les anglo-saxons et l’Europe du Nord, tous ceux qui ont eu la malchance de lire un jour de ces manuels sortant de l’ENSSIB et qui forment le credo de l’avenir des bibliothèques savent que c’est l’orientation que veut prendre cette institution autrefois si méritante. Et par voie de conséquence, il est bien entendu lourdement déconseillé aux acquisiteurs de mettre le plus petit grain de sel dans les ouvrages commandés, des organismes soigneusement outillés s’en chargent à leur place, ce qui permet d’une part d’uniformiser la médiocrité des fonds des bibliothèques et d’autre part d’éviter soigneusement tout risque de voir se constituer un de ces fonds trop cultivé, trop riche, trop intelligent qui deviendrait la terreur d’administrateurs entièrement dévolus aujourd’hui à la bassesse, la facilité, la laideur qui accompagnent désormais le goût du plus grand nombre au lieu de l’attirer un peu plus haut avec un minimum d’exigence intellectuelle.
Pouvant se voir comme le symbole de cette Amérique qui vota récemment pour la candidate perdante (plus de 80% à New-York si mes souvenirs sont bons), le fer de lance de l’action du nouveau maire démocrate trouve dans ce film comme une sorte de support propagandiste à double tranchant. Calibré pour prêcher aux trois convertis de la salle, le film se révèle finalement aussi comme une justification par l’absurde des dernières et ridicules élections présidentielles. Si effectivement ce monde puant d’humanoïdes désincarnés est représentatif de cette frange de la population qui se présente ou vote pour les démocrates, la défaite récente devient tout de suite beaucoup plus compréhensible, voire désespérément logique.