Au cinéma, la légende du Graal en a vu de toutes les couleurs. Avec l’hollywoodien Richard Thorpe, priorité au charivari. Débauche de scope et de figurants courtois. Lancelot arbore fièrement l’orgueilleuse assurance d’un cow-boy de roman breton en lorgnant sur la gorge capiteuse d’Ava Gardner-Guenièvre. Merlin, sorcier gâteux, poursuit de ses assauts fougueux la fée Viviane, une pin-up qui se laisse voler quelques baisers sous les yeux d’une blonde acidulée, la fée Morgane. Avec Robert Bresson, prince ténébreux de l’anti-péplum, place à l’épure. Symphonie pour percussions et orages. Ode au tonnerre des ferrailles. Ballet obsessionnel de cavaliers secoués par un vent d’apocalypse. Le naufrage métaphysique transforme les fous de Dieu déchus en robots de l’An 1000, gros insectes aux yeux blêmes, aux carapaces calcinées et ensanglantées. Avec les Monty Python, le noble bazar culturel est passé à la moulinette de l’irrespect. Arthur arrive à pied, en sautillant pendant que son page imite le bruit des sabots en entrechoquant deux noix de coco volées aux Marx brothers. Éric Rohmer enfin, universitaire austère, passionné de contes libertins, ressuscite le vers octosyllabique et fait de son héros un Buster Keaton promenant sur les pucelles qui l’entourent le regard faussement naïf d’un courtisan mystique. Le tout nimbé de bleus en camaïeu et d’enluminures en trompe-l’œil. John Boorman, lui, opte pour le flamboiement visionnaire. Il a dit et répété que ce film était son plus ancien projet, que les légendes arthuriennes ont toujours occupé son esprit, que ses autres œuvres y font référence et qu’il avait toujours caressé le rêve de les porter à l’écran. Excalibur est d’abord la mise à jour d’une entreprise qui est au cœur de son imaginaire, de sa vision du monde, consciente et préconsciente. Avec une grande ambition, il raconte la totalité du cycle, depuis la naissance du fils bâtard d’Uther Pendragon et de la reine Ygraine, jusqu’au meurtre d’Arthur par Mordred, fils incestueux et adultérin. Histoire de l’homme donc, mais aussi Histoire tout court, qui traverse les temps barbares puis introduit une période d’amour courtois, de civilisation raffinée, avant de s’achever dans une lumière plus apaisée. Qu’Excalibur ne garde son fil que pour défendre le bon droit, que les mille et un tours de l’enchanteur ne puissent assurer à celui-ci un contrôle absolu : tout cela fait partie des signes précisant que la nature conserve la maîtrise du destin.
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Dans la nuit, les naseaux d’un cheval exhalent une vapeur blanchâtre. Quand la vision s’élargit, on devine qu’une brume entoure le combat et se mêle aux haleines tièdes. Merlin surgit alors au sommet d’une colline. Ces images, accompagnées par les notes de Wagner, sont les premières d’Excalibur, qui est d’abord un superbe spectacle : combats de Titans dans une forêt transformée en fournaise, chevauchées fantastiques vers un château noyé de brouillard, lame d’une clarté cristalline émergeant d’un lac, brandie par une Ophélie féérique, banquets enfiévrés, danses royales ensorcelantes, saga bucolique, sorcelleries envoûtantes, noces fastueuses au milieu d’amandiers fleuris, cohortes de damés, croisade tragique d’un chevalier au masque de gargouille, épée et lance entrecroisés au cœur d’un disque solaire rougeoyant… La légende du roi Arthur et de son démiurge ironique Merlin est contée comme une épopée où s’enchevêtrent merveilleux panthéiste, frissons mythologiques et crépitements magiques. Fascinante, tantôt irradiée par les fureurs d’un Orson Welles, tantôt transcendée par les magnificences surnaturelles d’un William Blake ou par la poésie sensuelle et préraphaélite, l’imagerie charrie ses influences byzantines, celtiques, symbolistes, défie la sagesse des reconstitutions crispées pour courtiser l’imaginaire, le cinéma de Méliès, l’art de l’occulte. Les dialogues d’un archaïsme discret font entrer dans un autre univers. On a parlé à juste titre de Shakespeare à propos d’Excalibur où se retrouvent en effet le même mélange des genres, mais aussi des personnages bigger than life et qui pourtant nous semblent suffisamment proches et familiers pour que l’on s’y intéresse.
Trois ères se partagent le récit. Siècle de fer, d’Uther à la construction de Camelot. Mais déjà l’armure et le blason de Lancelot annoncent un lumineux âge d’argent. Morgane tente d’instaurer un monde d’or, plus luxueux et plus vain que celui que laissent deviner les précieux éclats de la cour. Les contemporains d’Uther vivent dans la pénombre d’un univers minéral : leurs intérieurs sont bas, rudes et gris, leurs forteresses prolongent leurs falaises. Au moment printanier de son avènement, Arthur rencontre une innocente fête de bateleurs, explore une nuit peuplée de créatures étranges, découvre un château dressé contre le ciel et construit un palais de lumière. Auprès du bâtiment, dont les créneaux scintillent de reflets d’amiante, veille un Dragon candide et dansent des enfants nus, tandis qu’à l’intérieur s’animent des salles mordorées, encombrées par une encyclopédie vivante, des tables qui croulent sous les mets de toutes les saisons et de tous les pays. Foyer de l’univers habitable, Camelot meurt de sa surabondance. Morgane et Mordred, d’une certaine manière, exagéreront cette perversion. L’hiver fait pourtant resurgir le monde froid, misérable, boueux et sanglant qui était celui de l’ouverture et reste toujours celui des combats, tandis qu’une triomphante floraison reprend les tonalités du mariage qui unit Guenièvre et Arthur. Différentes continuités esthétiques s’ouvrent ainsi les unes aux autres. La danse érotique d’Ygraine inaugure par exemple une série de séquences descriptives, propres à résumer un mode de vie et une culture, fertiles en surprises historiques ou chromatiques. C’est de cette manière que se constituent des mondes capables de se correspondre et de se différencier. De même, la nudité, d’abord objet de l’agression sexuelle, devient ensuite la tendresse du corps blessé, la vulnérabilité, l’amour et même la pureté lorsque Perceval se dépouille de sa carapace dans une eau baptismale pour atteindre le vase sacré. Autant de courants d’échanges compensant toujours ce que l’organisation du film pourrait avoir de raide ou de grossièrement symbolique.
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En fait, ce grand cinéaste qu’est Boorman se conduit comme son héros Merlin, manœuvrier habile des faiblesses humaines, pape des manipulations, des allégories et des sortilèges, à la fois sage et artiste qui se moque de la folie des hommes, de leur orgueil, de leur soif de vengeance. Hanté par des songeries surréalistes, il joue au charlatan pour nous aider à goûter un âge d’or qui n’est plus. Son œuvre toute entière clame un besoin éperdu de réconciliation entre la science et le mystique, l’homme et la nature, la raison et l’irrationnel. Il n’est donc pas étonnant qu’il élargisse la quête du Graal et la saga de la Table Ronde aux dimensions d’une histoire de l’humanité, avec sa genèse, son développement, sa décadence et sa reconnaissance, du chaos à l’harmonie, de l’harmonie au chaos. Positifs ou négatifs, les épreuves du voyage et de la conquête modifient toujours chez lui la conscience du héros et l’acheminent vers une "naissance", tout ce qui se passe avant elle s’apparentant à un séjour dans les limbes, peut-être aussi dans les "eaux-mères" dont on ne se dissocie qu’à contre-cœur. Périples mentaux transposés dans des actions physiques qui mettent l’individu en relation avec les éléments, ces initiations ont aussi la coloration des rêves. Comme le truand aux allures d’ange exterminateur du Point de non-retour, comme le roi sans couronne de Leo the Last, comme le mutant de Zardoz, comme le père confronté à un retour aux sources dans La Forêt d’émeraude, les chevaliers du roi Arthur ressentent l’urgence d’une résurrection spirituelle. Il s’agit de redonner une âme à la société, de se lancer à la recherche de ses racines, de retrouver ce qui donne un sens à la vie. Comme beaucoup d’autres films de l’auteur, celui-ci raconte une odyssée : un héros traverse une série d’épreuves à la recherche d’un but inaccessible et dans cette aventure apprend à mieux se connaître. En d’autres termes, les protagonistes se retrouvent à la fin tous autres qu’ils étaient à son début. Voir ici comment le jeune Arthur insouciant et gauche s’entraînant dans la forêt devient le roi grave et mûr dirigeant ses chevaliers et enfin l’homme vieillissant au bord de la mer, commandant au jeune Perceval de jeter Excalibur dans les flots.
Boorman sait bien que le mystère du Graal dérive à la fois de mythes celtiques et chrétiens. Qu’à ses intentions politiques (le rêve de revanche des Bretons sur les Plantagenêt), répondent ses intentions religieuses (la quête d’une unité retrouvée avec Dieu). Homme orchestre, il retrace la chanson de geste (les péripéties du glaive et les coups de foudre amoureux) et paraphrase l’Évangile. Mais son propos n’est pas d’illustrer une version officielle de la quête du Graal. Le message d’Excalibur passe aussi par ses propres croyances et par le désarroi contemporain. Malicieux, le cinéaste plaide pour une foi nouvelle en la religion des Esprits. Télépathie ou connaissance des mille et un secrets gardés par les fées de Brocéliande, les lutins du règne végétal et les déesses des eaux dormantes doivent, selon lui, nous donner la sève de la renaissance. Dans les vieilles épopées irlandaises, on retrouve l’épée divine sous l’appellation de Caladbolg, l’arme du dieu Lug qui brûle la main de celui qui s’en empare indûment. Boorman s’est saisi d’Excalibur ; il en est sorti non seulement indemne, mais victorieux. C’est son film qui brûle, étrangement, superbement, comme un soleil tombé un soir près de la mer, sur des rochers de pierre grise, et que nul, si ce n’est fou ou prophète, ne songerait à ramasser. Quant à l’époque où il fut réalisé, elle semblait se détourner des vaisseaux spatiaux et des sagas galactiques (c’est un fan de la plus célèbre qui parle, suivez mon regard) pour guetter une restauration des valeurs que la puissance du progrès, le caractère têtu des sciences logiques et un matérialisme très autoritaire avaient étouffé dans la nuit des temps. La cohérence et la solidité de sa charpente autant que la diversité de sa surface font de cette œuvre une rêverie irréductible, où l’âpre nécessité du sentiment épique se mêle à la douceur grave des légendes.
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PS : Les toutes dernières images du film par exemple, qui voient Perceval rendre Excalibur à la dame du Lac, puis partir le corps d'Arthur sur une embarcation vers Avalon, veillé par trois femmes vêtues de blanc, et tandis que résonne La Marche Funèbre de Siefgried, ça se pose là en terme d'émotion.