Une œuvre grandiose, infiniment juste et pudique.
Il y a l'industrie du cinéma, l'entertainment, et il y a Stanley Kubrick. Un des trop rares metteurs en scène à avoir constament tenté de transcender cette industrie en un art à part entière.
Nombre de petits parleurs pressés pourront voir en Eyes Wide Shut un film bâclé, un porno chic intello dans lequel Kubrick a montré au grand jour une mysoginie latente depuis des années. C'est simplement ne rien comprendre du tout. C'est se planter lamentablement et se faire piéger par la nudité affichée du film. Au mieux c'est confondre Kubrick avec De Palma, lequel a de nombreuses fois filmé les femmes en voyeuriste, sans leur donner le dixième de l'épaisseur que Kubrick accordait à ses personnages féminins.
Par ailleurs, Eyes Wide Shut foisonne de tiroirs sémantiques et symboliques qui provoquent le questionnement, et une analyse, eut-elle été longue de 10 pages, ne suffirait pas à en faire le tour (les jeux de dualité, les portes, les multiples références au Caravage, à Matisse … ) . Et après tout, Baudelaire ne disait-il pas « c’est le propre des œuvres vraiment artistiques, d’être une source inépuisable de suggestions » ?
Dans une bonne partie de son œuvre, la femme a été la perdition de l'homme, elle est ce par quoi le malheur arrive (Lolita, Barry Lyndon, Shining, Full Metal Jacket … ) . Dans une autre partie, la femme est représentée de manière déshumanisée, soumise (Orange mécanique, Le baiser du tueur, Les sentiers de la gloire…). Un coup d'oeil trop rapide pourrait faire penser que la femme-objet telle qu'elle est représentée dans ces films est la mise en image du fantasme de l'artiste, mais il n'en est rien. En montrant ainsi un corps féminin comme un outil, Kubrick révèle l'aliénation de l'être humain par la société qui frappe autant les femmes que les hommes. Quand il échappe à ce modèle standard, le corps féminin n'est plus accepté : le fantome de la chambre qui tombe en décrépitude dans Shining, la femme qui finit à la morgue dans Eyes Wide Shut...
Eyes Wide Shut est pourtant bien un hymne à l'intelligence et à la force des femmes face à cette objetisation multi-séculaire de leur condition. La femme y est le salut de l'homme. Il est un faible et un imbécile, elle est celle qui voit, celle qui sait, celle qui mène la danse, l'accompagne et le sauve de son errance ; il suffit de relire le livret de Fidelio pour comprendre que la référence n'est pas là par hasard. Derrière la nudité, le folklore du sexe, derrière les masques et les postures d'une société masculine et bourgeoise prisonnière de ses propres perversions, Kubrick dévoile avec beaucoup de justesse et de pudeur, oui de pudeur, les questions essentielles qui traversent un couple tout au long de sa vie. Et là encore, c'est la femme qui apporte la réponse, le mot de la fin, et quel mot de la fin !
Regarder un film de Kubrick, c’est comme regarder le sommet d’une montagne depuis la vallée. On se demande comment il a pu monter si haut.