Quelques mots pour prendre la défense d'Eyes Wide Shut, un Kubrick malheureusement souvent incompris et mésestimé :
AVANT-PROPOS :
D'abord, il me faut expliquer que depuis ma découverte de Kubrick, parmi d'autres filmmakers majeurs (Cronenberg, Malick, Scorsese, Kurosawa etc.) à la fin de mon adolescence, il y a maintenant plus de dix ans, je n'ai pas connu de réalisateur qui soit à-même de susciter chez moi le même enthousiasme, la même admiration béate, la même adhésion inconditionnelle.
A tel point que sa redécouverte aujourd'hui, en fait, me coupe presque l'envie de témoigner de l'intérêt à d'autres créateurs, tant il semble qu'après lui comme avant lui, tous blêmissent en comparaison.
Ayant très tôt pu établir et conceptualiser de façon pragmatique ma vision du cinéma et de ce que j'attendais d'une œuvre pour qu'elle emporte mon adhésion, je n'ai jamais vraiment remis en cause la place que j'accordais au réalisateur et à ses chef d’œuvre au sein de ma hiérarchie filmographique, n'ayant pas besoin d'avoir recours à des critères d'adhésion générale du public (par opposition, chez les pédants), ou de récence (même chose) pour justifier mes références les plus chères, comme le font -tout du moins je le pense- ceux qui ne savent pas bien expliquer pourquoi ils aiment le cinéma.
Une œuvre cinématographique est peut-être encore l'objet d'art le plus complexe que l'on puisse concevoir, ne serait-ce que du fait qu'elle fait intervenir, se superposer et se multiplier quasiment toutes les autres formes d'expression artistique (photographie, écriture, mise en scène et expression théâtrale, musique). Et du fait de cette complexité, il se dégage une multitude de façon par lesquelles un œuvre peut produire de fausses notes, accentuant la dissonance d'une composition esthétique et narrative dont l'appréciation se joue -pour les meilleures d’entre-elles- à un niveau tout à fait primal que l'on ne pourra rationaliser que rétroactivement.
Du fait de cette complexité, les cinéastes n'excellent généralement pas dans tous les domaines : Ils sont de bons conteurs comme Kurosawa, Huston, Fincher, Lubitsch, Melville ou Tarantino; ce sont de très grands esthètes comme Tarkovsky, Malick, Kar Wai, Tarr, Fricke ou Coppola; ce sont d'ingénieux symbolistes comme LVT, Bergman, ou Cronenberg; des rois du suspense comme Hitchcock ou Clouzot; des spécialistes de la satyre politique ou sociale etc.
Ils sont souvent plusieurs de ces choses, mais jamais vraiment tout ça à la fois. Quasiment aucun n'est vraiment capable de construire un second degré d'analyse cohérent et homogène tout au long d'un film, se manifestant par une symbolique aussi riche, sans sacrifier la cohérence du premier degré narratif. Et absolument aucun n'est capable de le faire tout en maintenant une réalisation maîtrisée de bout en bout, au service de l'esthétisme hypnotique de l'image, tout en pouvant s'enorgueillir d'une utilisation aussi judicieuse de la bande son et de la lumière.
Aucun sinon Kubrick, dont les chefs d’œuvres, de plus en plus aboutis au fil de sa carrière, s'approchent le plus de ce que l'on peut qualifier de perfection au sein du -terriblement exigeant- septième art : Son œuvre généreuse, variée, qui se réinvente systématiquement par soucis d'éviter la répétition, happe immanquablement le spectateur de façon hypnotique, et s'imprime durablement dans sa rétine, sans jamais endommager son adhésion par l'apparition d'incohérence esthétiques, conceptuelles ou narratives, témoignage d'une maîtrise technique et d'un perfectionnisme sans commune mesure dans l'histoire du cinéma.
ANALYSE :
Eyes Wide Shut ne fait pas exception dans cette continuité artistique remarquable, bien au contraire. Pour quiconque apprécie le talent du réalisateur pour la création d'ambiances esthétiques uniques, son utilisation d'une symbolique riche et détaillée et sa maîtrise technique, Eyes Wide Shut s'avère sans conteste être le film le plus abouti du cinéaste.
La thématique n'est rien de moins que celle du monogamisme et de la répression sexuelle dans notre société occidentale contemporaine, et au bout de ces quelques 2h30 d'errance hallucinée, Kubrick en a fait minutieusement le tour et a clôt la question, rendant quasiment triviaux les efforts de ceux de ses confrères qui ont voulu aborder la thématique sexuelle au grand écran.
Kubrick avait déjà abordé, avec Orange Mécanique, la question du caractère illusoire et grotesque d'une tentative, pour la société, d'éradiquer ou de renier une violence qualifiée de bestiale et barbare, mais qui fait pourtant fondamentalement partie de notre ethos anthropologique et des modalités de notre rapports aux autres. Il s'agit ici de dénoncer la même hypocrisie, mais vis à vis du sexe.
Le postulat de départ du propos de Kubrick est ici simple et plutôt commun, mais iconoclaste dans un monde anglo-saxon du 21ème siècle encore puritain, et où les pratiques et représentations sexuelles sont loin d'être aussi libertines qu'en France : Il ne peut exister de fidélité absolue dans la monogamie. Le modèle monogame de dévotion sexuelle mutuelle et exclusive est ainsi une construction sociale fantaisiste, irréconciliable avec les caractéristiques les plus fondamentales d'une nature humaine mue par le désir. Il n'est ainsi maintenu que par le mensonge, la mystification mutuelle et la duplicité ordinaire, qui s'avèrent être les pierres angulaires de la vie de couple dans la vision -relativement pessimiste- de Kubrick.
Aussi, de nombreux éléments viennent renforcer et s'appuyer sur cette thématique de la duplicité et du faux-semblant : la présence au cast de Cruise et Kidman tout d'abord, représentants providentiels de ce couple canonique dont la concordance et la dévotion mutuelle n'est qu'une façade leur permettant d'exister en société. Tom Cruise, quoi qu'on en dise, est absolument parfait dans ce rôle du monsieur tout-le-monde, tout en sourire à moitié gênés et en contenance, jamais réellement honnête avec ses interlocuteurs ni avec lui-même, et qui n'existe au sein de la société que par son statut social, brandissant sa carte de docteur à tout-va.
Les masques vénitiens, les références à casse-noisette (opéra de Tchaïkovsky, où derrière le monde réel se cache un monde féerique fourmillant et la promesse d'un prince charmant), la présence ubiquitaire de l'esprit de noël (une tradition typiquement familiale qui repose intégralement sur le mensonge et la mystification mutuelle), le titre en lui-même, l'apparition et l'apparence mimétique du fiancé de Marion Nathanson vis à vis de Bill dont il est le remplaçant par défaut, sont autant d'éléments qui viennent également enrichir cette symbolique.
Forcé malgré-lui de reconnaître l'hypocrisie qui règne dans son couple, Bill part dans une expédition nocturne où il sera confronté de façon systématique à toute une série de tentations d'expériences sexuelles dont le caractère déviant (simple infidélité d'abord, puis prostitution, éphébophilie, etc.) variera en intensité au fur et à mesure de sa frustration, de même que le caractère étranger de l'objet de son désir.
A son climax, le film nous livre une des scènes les plus puissantes et les plus marquantes de l'histoire du cinéma, alors que Bill parvient à infiltrer un groupe qui représente l'envers du décor social et de ses apparences puritaines, lui permettant d'être le le témoin fasciné des pratiques sexuelles clandestines de ses contemporains, dont la ritualisation extrême rappelle leur appartenance au domaine des arcanes. Il plane ici une atmosphère mystique et surréaliste, et en esthétisant à l'extrême ces scènes de rapport sexuel, Kubrick confère à ces manifestation un caractère qui n'est volontairement absolument pas lubrique ou érotique, mais hypnotique et fascinant, presque angoissant.
Dépourvu de la représentation des visages en jouissance, le sexe y est réduit à une mécanique des corps impersonnelle, pas bien différente en cela de la promiscuité et des rapports physique qu'entretien Bill avec ses patients dans le cadre de son examen médical. Il s'agit du sexe pour le sexe, dans ce qu'il a de plus primal, et de presque, finalement, inhumain.
Car le discours ne s'arrête pas là et il ne s'agit pas ici de vanter les vertus d'une sexualité débridée :
Après s'être fait démasquer et retrouvé confronté aux regards hypocrites de ses semblables, Bill encaisse un dur retour à la réalité qui se traduit, à la pellicule, par un changement brutal d'ambiance esthétique. La nuit laisse place au jour, et le monde des faux-semblants et du surmoi vient triompher des déboires nocturnes, résultats de pulsions libidineuses en roue libre.
Comme principal changement de ton, Bill est confronté aux conséquences de ses mésaventures nocturnes : I.S.T., violences, overdose, confrontation et dispute conjugale. Finalement, forcé de constater la vanité et la stérilité de ses velléités libertines, Bill et Alice, désillusionnés, finissent par se résoudre au compromis finalement bien pratique de la vie en couple monogame, dont le caractère reste nécessairement spécieux mais dont l'alternative n'est nullement viable.