Que veut nous montrer Fellini dans son film ? Que veut-il nous montrer de Rome ? L'oeil omniprésent - comme un oeil conducteur, un guide qui disparait et réapparait - de la caméra (qui finit d'ailleurs par être volée à la fin, volée par les romains eux-même, par la masse indistincte des romains) - cet oeil de la caméra nous montre trois spectacles: le spectacle du film (Fellini Roma), le spectacle interne à la narration (tour à tour une rétroprojection, un film diffusé au cinéma, un combat de boxe, un défilé de mode, un théâtre de variété, un défilé de prostituées...) et le spectacle de l'Histoire.
Le spectre de l'Histoire est présent dans tout le film. Je pense que de chaque épisode peut être extrait un élément historique correspondant à l'histoire romaine. Le film commence avec le franchissement du Rubicond par César, alea jacta est. Si nous parvenions à extraire un élément historique de chaque épisode, leur succession nous offrirait la fresque historique romaine, la chronologie de l'histoire romaine. Le regard sur l'Histoire est une question de point de vue. Pourquoi nous montrer telle ou telle chose ? Peut-il y avoir une quelconque objectivité dans le choix des éléments ? Toutes les périodes politiques de Rome semblent représentées.
Mais le spectre de l'Histoire apparait parfois de façon bien explicite. Des signes visuels sont donnés (affiches dans les rues, double lecture de l'image, manifestants...). L'Histoire dans Fellini Roma est répressive. Elle est incarnée par des policiers ou des soldats qui finissent toujours par disperser les foules. Vous savez, cette foule compacte et si diverse à la fois, ce monstre de diversité, cette unité grotesque et difforme qui fait le show. Je pense à la scène de l'autoroute en début de film. Les policiers qui arrivent suite au renversement du camion dégagent les foules. Je pense au rassemblement de "hippies" à la fin du film, dispersé par les forces de polices. Je pense bien sûr à la sirène qui interrompt le spectacle de variété et disperse les spectateurs. L'Histoire nous dit de dégager, elle coupe le spectacle, elle est également la transition entre certains épisodes, elle nous gueule "Le spectacle est fini, allez, dégagez". Nous pourrions aussi évoquer la critique sociale qui transparaît à travers le film. Ce dernier nous fait pressentir une crise sociale, une crise des classes sociales, une crise romaine. Cette crise est traduite spatialement à certains moments (je pense à la scène de fin, ou la classe bourgeoise se délecte du spectacle du rassemblement dissout par les forces de police tout comme elle se délecte de leur plat au restaurant, rupture spatiale entre la place et le restaurant), mais la crise pressentie, l'affrontement des classes peut être visible aussi dans l'alignement conjoint de deux épisodes, dont le facteur commun est le sexe (le bordel populaire / le lupanar de luxe).
J'écris lupanar et je me rend compte simultanément de son étymologie proprement romaine: la louve romaine est évoquée en début de film, mais elle reste à travers la femme. La Femme fellinienne et ses mamelles outrageantes. Et je viens tout juste de remarquer, comme si cela avait été caché à mon esprit jusqu'alors, l'affiche du film, regardez donc si ce n'est déjà fait. Le chien (ou peut-être la chienne) est d'ailleurs une figure animale qui revient à plusieurs reprises dans le film (comme un leitmotive).
Je ne vais pas m'étendre sur davantage de détails. On entend souvent le mot "fresque" pour définir Fellini Roma. Je pense que le mot est juste. Il répond également à une certaine linéarité du film, linéarité de la chronologie et de la temporalité interne à la narration. Autres temporalités: temporalité du film, temporalité de l'Histoire et temporalité du présent, représentée par la voix du Narrateur qui n'est autre que celle de Federico Fellini.
Fellini Roma c'est aussi la foule, la multitude, contre l'idôle. Aucune figure, à mon sens, n'est similaire à une autre. N'est similaire à une idôle cinématographique, à un cliché de l'acteur, à un cliché de l'homme (et pourtant me direz-vous, le film se termine par l'apparition furtive de la figure du cinéma italien, Anna Magnani, qui ressort vainqueuse de la bataille d'hommes qui s'affrontent, de la fresque romaine. C'est le cinéma qui l'emporte). Tous ces visages sont différents, sont grotesques, font peur, suscitent la curiosité, le dégout - le dégout- et pourtant c'est une forme de beauté, - presque tératologique.
Les rues de Rome sont vides, c'est la nuit. Un gang de bicyclettes se déplace - masse uniforme- à travers les rues de Rome et les lumières des phares dévoilent tour à tour tous les monuments romains. C'est un espèce de tourbillon qui contraste avec la linéarité de la fresque du film et la linéarité de l'histoire, et qui en même temps est très représentatif du tourbillon romain, des vents contraires qui agitent les hommes et la ville.
Que veut nous montrer Fellini ? Que nous apprend-t-il de Rome et des romains ?
Le gang de motards fuit à travers l'autoroute, et Rome s'évanouit dans le bitume.