Le suspense, la mise en abyme, l’identification, le voyeurisme, la méta-réflexion sur le cinéma, le regard du créateur… Fenêtre sur Cour. L’un des films les plus commentés et étudiés du septième art, une œuvre matricielle dont on a dit qu’elle constituait la "figure-mère" du corpus artistique d’Alfred Hitchcock. L’auteur y procède d’une sorte de discours de la méthode, de mise à nu de son esthétique, d’une éblouissante partie de cache-cache entre l’explicite et l’implicite. Difficile, pour ne pas dire impossible, d’en parler sans se transformer illico de grenouille cinéphile en bœuf théoricien. Rien n’est plus exemplaire que l’histoire palpitante de L.B. Jeffries (Jeff pour les intimes), reporter-photographe cloué sur un fauteuil roulant pour cause de jambe plâtrée depuis la hanche jusqu’aux orteils, grand dégingandé rongé par le désœuvrement et accablé par la canicule (les étés new-yorkais sont d’une torride moiteur : on s’y promène en pyjama). Il est harcelé par sa fiancée Lisa Fremont, créature de rêve (Grace Kelly en tout son éclat, rayonnante de beauté sensuelle et d’angélisme sophistiqué) qui porte les toilettes à ravir (profession : mannequin de luxe), le poursuit de ses assiduités et profite de son infirmité passagère pour tenter de lui imposer ses rêves de mariage bourgeois. Cette oisiveté subie contraint Jeff le globe-trotter à observer le comportement de ses voisins d’en face, à y projeter ses souhaits et ses angoisses, à exercer un délire interprétatif finissant par envahir son esprit et, par contagion, obséder son entourage même, qu’il s’agisse de Lisa, de sa masseuse-infirmière Stella, bavarde et indispensable comme une confidente de théâtre, ou de son vieil ami Thomas, ancien compagnon de guerre devenu détective, dont le scepticisme rationaliste s’appliquera jusqu’au bout avec autant de distance que d’ardeur à résoudre l’énigme. "We have become a race of peeping toms", affirme dès le début la prophétique garde-malade. Un voyeur immobilisé, qu’est-ce que c’est ? Un spectateur, bien entendu. À savoir un homme ou une femme rivé à son siège, condamné à une vision bloquée. Mais que veut-il, ce spectateur ? Du spectacle, évidemment. Et pas n’importe lequel. L’idéal pour lui serait de surprendre par hasard un évènement qui aille dans le sens de ses aspirations les plus secrètes et les plus informulables. Si, même par individu interposé (ce que l’on appelle un "personnage"), il concrétise son désir, il n’aura pas perdu son temps. S’il s’aperçoit que ce désir n’est pas joli-joli, il en aura honte, il sera puni et, tout masochiste invétéré qu’il est, cela lui fera encore plus de bien. Au petit jeu de la culpabilité et du châtiment, l’opération sera tout bénèf. Hitchcock ou le cinéma comme fantasme, thérapie, exutoire, catharsis.


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C’est donc une cour intérieure banale au cœur de Greenwich Village, un carré de bitume où s’étiolent quelques maigres plantations et que délimitent quatre murs de brique. Trois seulement sont visibles, car sur la forclusion du quatrième côté (celui auquel appartient le deux-pièces cuisine de Jeff) repose la souveraine perfection de la dramaturgie. L’air flamboie et brûle sans haleine, comme écrirait Leconte de Lisle. La touffeur orageuse est telle que les habitants ouvrent leurs fenêtres comme autant de petits écrans cinémascopiques. Et ce que Jeff contemple de la sienne, c’est en désordre quelques manifestations plus ou moins archétypales des choses de la vie. Une dame un peu fanée attend quelqu’un. Elle a mis le couvert pour deux mais personne ne viendra dîner et elle le sait. Elle triche puérilement avec elle-même en donnant à son illusion un semblant et même un début de réalisation. À la lucarne supérieure, une femme alitée et son mari à bout. Elle souffre, elle est agressive, acariâtre, despotique ; il endure également leur relation, noué et excédé. Ce feuilleton est remplacé par un autre, plus guilleret et plaisant : un couple de jeunes mariés s’apprête à consommer ses noces. Sur le rectangle voisin, une danseuse à la tenue rose bonbon exécute ses voltes. Sur un autre encore, un compositeur sans succès se morfond. En vue plongeante, deux lolitas bronzent sur une terrasse. Ces saynètes, Jeff les recadre habilement avec sa paire de jumelles ou son téléobjectif. Ses promenades oculaires opèrent par focalisations successives, par grossissement des échelles de plan. L’utilisation du son contribue à aspirer complètement l’attention vers la cour : programmes de radio, fragments de conversations, de jeux d’enfant, de piano, de rue, faits pour être rapportés au réseau visuel du regard. Bain sonore saturé, urbain, plein de rumeurs et de promiscuités, d’air chaud et de réverbérations inavouables. Reste les gammes exécutées par une cantatrice invisible, voix féminine apportant à cette fosse à bruits un élément libre qui échappe à toute nécessité de localisation. Cloisonné dans sa cellule, chaque résident vit tranquillement et difficilement sa solitude et ses menus problèmes. Observateur tantôt amusé, tantôt concerné, ému des incidences de la tragi-comédie humaine, on assiste aux heurs et malheurs de notre alter ego qui assiste aux petites misères de ses voisins. Cœur solitaire, la ballerine, le pianiste, la femme sculpteur composent une mosaïque d’êtres vivants qu’Hitchcock, tel un Simenon qui aurait traversé l’Atlantique, fait passer sous son microscope afin d’en révéler les peines et les joies.


Et voilà que, dans l’atmosphère gorgée de miasmes capiteux, flotte soudain comme une odeur de femme découpée. La façon particulière dont Mr Thorwald ficèle une grande malle, après avoir manipulé des instruments tranchants, permet de supposer beaucoup de choses... D'autant que Mrs Thorwald a subrepticement disparu. Le cinéaste entend ainsi dévoiler la réalité et la découvrir triple, telle ces trois stores qui se soulèvent l’un après l’autre pendant le générique. La première, base fixe de sa construction, est celle du monde quotidien, concret, immédiatement reconnaissable, affranchi du faux et de l’arbitraire. Hitchcock endort quelquefois son spectateur (comme il endort Jeff au moment crucial), mais lui laisse toujours assez de latitude pour reconstituer en pensée les faits qui se sont déroulés. La seconde s’ouvre sur le monde du désir : l’immeuble de l’autre côté de la cour. Tout ce qui se produit dans l’existence de Jeff vient s’y inscrire, s’y transférer comme sur une toile blanche, un miroir immense aux effets cristallisateurs. Ainsi du couple Jeff-Lisa, reflet inversé de celui formé par Thorwald et son épouse invalide. Ainsi de la tentation latente de Jeff de se débarrasser de Lisa, qu’accomplit effectivement Thorwald. Troisième et dernière réalité : le monde intellectuel, poutre maîtresse, perpendiculaire qui relie les deux systèmes parallèles et leur permet de communiquer. Par son intermédiaire, le photographe établit des liens entre les indices séparés, élabore une intrigue, donne un sens à une activité que Lisa qualifie de "touristique", comble les vides. S’il mène son enquête selon un processus méthodique d’induction et de déduction, ce n’est pas qu’il poursuit un but noble. Il cherche moins à révéler la lumière qu’à pénétrer l’obscurité : ces ténèbres prénatales dont Lisa, en allumant les lampes du living room, l’oblige à sortir pour accéder à un minimum de conscience, cette pénombre qui est celle d’une salle de cinéma, qui est aussi évidemment l’antre de son inconscient, de l’imaginaire où il se complait, comme elle sera le lieu de prédilection pour l’assassin, trahi par le rougeoiement de sa cigarette, puis aveuglé par les flashs avec lesquels Jeff, dans un réflexe vital, tentera de ralentir sa progression. Parce qu’il veut que la distance métaphorique de la cour soit franchie par Lisa, il déclenche ce que les occultistes et les magiciens craignent le plus : le choc en retour. Lorsque, confondu au téléphone, Thorwald pose ses yeux sur la façade d’en face, il opère un regard-caméra qui active la réversibilité du point de vue. Alors tout déborde. Ce n’est plus seulement le héros qui scrute l’écran, c’est le contenu de celui-ci qui menace l’enclave de sécurité constitué par son appartement, avec Thorwald traversant ce qui les sépare, montant l’escalier et entrant par la porte. Et si l’on se souvient que Jeff est d’abord spectateur, on doit en conclure qu’il se fait lui-même son cinéma — soit à peu près la définition du voyeur, le propre de la délectation morose. La boucle est bouclée.


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Ainsi les enjeux ne se dénouent-ils vraiment que lorsque le protagoniste accepte de se risquer hors de la fiction pure et de reconnaître de quoi sont faits ses appétits de création refoulés : la nature criminelle des instincts. Il lui faut aussi admettre les objections critiques et cartésiennes de Thomas en conférant à ses désirs une logique matérielle, en les confrontant aux lois du monde objectif. Enfin, il lui faut en passer par ce que personnifie sa petite amie, l’univers de la mondanité, de l’argent, des apparences, de la séduction, de la forme pure. Partie chercher chez le suspect la bague de la victime, Lisa montre à Jeff, qui l’observe à travers l’œilleton de son appareil photo, l’alliance récupérée en se la passant au doigt : difficile d’aller plus loin dans la mise en scène d’une idée fixe. Ce que signifie encore, ultime clin d’œil, le sigle Paramount peint sur le rideau qui vient à nouveau fermer la fenêtre, au dernier plan, sur la cour qui a retrouvé son calme apparent et son équilibre précaire. Pour parvenir à ses fins, le cinéaste doit lui-même se frotter aux modalités d’un divertissement socialement convenu. Cela signifie-t-il que tout rentre dans l’ordre et que Jeff a atteint la puissance créatrice qui est en lui ? Rien de moins sûr. Si Lisa apparaît enfin conforme à ses désirs, il suffit qu’il s’assoupisse pour qu’à un récit exotique de voyage se substitue un numéro de Harper’s Bazaar. Conclusion à double détente, qui consacre l’exercice d’un pouvoir féminin cernant Jeff jusqu'à le prendre au piège. La fin heureuse récapitulant les bonheurs nés de cette éprouvante aventure a tout d’un leurre. Avec une splendide ironie, Hitchcock termine sur une image de la jeune femme surveillant le héros endormi. Et même si elle porte désormais un pantalon et des chaussures plates, le démiurge triomphant se trouve réduit plus encore à l’impuissance, avec deux plâtres au lieu d’un.


Mieux qu’un film qui pense, Fenêtre sur Cour est donc cette œuvre qui donne à penser, allègrement, généreusement, jusqu’au vertige. Ce diabolique thriller en huis-clos qui se décline sur le mode du plus subtil apologue (et vice-versa). Cet exercice de pure virtuosité qui se prête à toutes les interprétations possibles, du mythe platonicien de la caverne au traité sur le couple et la relation amoureuse. Ce modèle de tension et d’intelligence qui fait trembler et sourire, qui désamorce le drame par la légèreté, la réalité par l’imagination, qui joue et se joue de nous, qui invite à jouer avec lui. Comment résister quand notre cicérone possède la chaleur, l’humour, la vulnérabilité de James Stewart, apte comme nul autre à enrichir la rigoureuse géométrie hitchcockienne, à en accroître le pouvoir émotionnel ? Comment ne pas se laisser ensorceler par la resplendissante Grace Kelly, muse et partenaire, gagnée à son tour par l’ivresse du danger ? Si, compte tenu de son impotence, son déplacement se trouve assuré par ses deux anges tutélaires, Jeff n’en multiplie pas moins, à l’aide de relais, les incursions hors de sa retraite, grâce à l’agencement offert par l’arrière-cour, modifiant à l’occasion les règles de la représentation par la transgression de l’espace scénique. Aussi le péché originel (Griffith qui franchit le proscenium du cinéma primitif) est-il ici identique à celui de la Genèse, ce moment où est né le "cosmos des sujets voyants" dont Fenêtre sur Cour est le parfait microcosme. Et pour que le spectacle ait sa morale, il faut que le jeu entre les deux chats (le héros et le cinéaste) et les deux souris (le meurtrier et le spectateur) s’équilibre peu à peu. C’est à ce prix qu’Hollywood racontait si bien les histoires dont rêvait déjà son public. C’est ainsi qu’un réalisateur, un seul, a raconté mieux que les autres ce qu’il avait compris avant tout le monde : Sir Alfred Hitchcock. Les plus grands films confessent tout bas leur méfiance à l’égard de leur propre maîtrise ; ainsi peuvent-ils y survivre et demeurer ouverts, présents, inépuisables, fascinants. Le génie britannique incarnait mieux que quiconque, dans la maturité joyeuse de son art, un tel secret apaisement. Voilà peut-être le beau mystère du cinéma, partagé entre tous, et que chacun garde pour soi.


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Thaddeus

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