Fermer les yeux
7.1
Fermer les yeux

Film de Victor Erice (2023)

Seconde vision, et le film m'a cette fois paru splendide. J'ai surtout été plus sensible à son art délicat des scènes dialoguées, qui forment à chaque fois une sorte de chemin précis et méticuleux pour aller jusqu'au gros plan. Et lorsque le gros plan surgit, sur Miguel ou ses interlocuteurs, il serre le cœur. A chaque fois il intervient lorsque la courbe de la vie qui continue manque de se briser mais ne rompt pas tout à fait. Hier matin j'ai vu pour la première fois un film très moyen, Tous les matins du monde, dans lequel Marielle lance cependant une réplique sublime lorsqu'on vient le chercher pour jouer de la viole de gambe à la cour du roi : "Je ne suis qu'un sauvage et mes amis sont les souvenirs". Magnifique trait, cependant plein d'arrogance. D'ailleurs la figure du roi est très présente dans le film d'Erice, mais il filme un roi qui abdique, souverain du pays de ses souvenirs qui apprend à rompre et se confronter à la persistance de la vie, à aller plus loin que là où sa vie l'a semble-t-il arrêté. Ce n'est à mon sens pas un hasard que le film se passe en 2012, avant l'abdication de Juan Carlos, et qu'on voit furtivement à la télévision celui-ci, sortant vraisemblablement d'un hosto, une canne à la main. Une dimension d'humilité qui m'avait échappé la première fois : apprendre à se débarrasser de la puissance rassurante des souvenirs, qui est une prise de pouvoir sur l'existence des absents, et que la figure de la présentatrice télé montre bien. Mais en même temps ce n'est pas si simple : se souvenir est aussi le moyen d'atteindre l'autre à nouveau (l'amante d'autrefois partie sans se retourner, le fils disparu, le monteur qu'on a pas vu depuis deux ans...). La télévision, qui manipule le réel pour créer des "moments", finit par mener Miguel vers son dernier voyage, voyage à plusieurs escales, voyage vers lui-même, solitude peuplée par les autres. Ainsi prendre le temps d'aller jusqu'au gros plan, jusqu'au nom donné à cet état de l'existence où l'on s'apprête à vivre "sans peur et sans espoir" comme le dit Max en parlant de la vieillesse. Ainsi décrit-il peut-être le rythme étrange du film, sa façon d'avancer sans en avoir tout à fait l'air, convoquant mille fantômes pour mieux leur redonner un corps, un visage, de la peau et de la chair, des mains de travail. De fait les bouffées de splendeur plastiques du film m'ont paru encore plus saisissantes, et concernent surtout le personnage de Julio / Gardel, tantôt lorsqu'il se place dans la cage de foot au petit matin face au soleil levant, tantôt lorsqu'il blanchit un mur de l'hospice avec Miguel, les draps blancs volant au vent derrière eux. Des tableaux qui évoquent à chaque fois la surface plane de l'écran de cinéma, et ce qui le peuple lorsqu'il est au plus fort de sa puissance : des corps, des gestes, du travail, le trajet d'une âme, la mémoire qui persiste ou qui s'abandonne.


Ce que je pouvais reprocher un peu au film avant de le comprendre un peu mieux, c'était de chercher l'acmé du souvenir et puis passer à autre chose, et renouveler l'opération lourdeusement, scène après scène. Les personnages me semblaient un peu caricaturaux : Max le vieil ami monteur ronchon qui ne parle que par citation de John Ford, Lola le sublime amour de jeunesse qui faisait tourner les têtes...Mais il faut savoir tendre l'oreille au mystère de chacun : Lola, par exemple, est une femme à la fois très claire sur son parcours de vie et très évasive quant aux motivations de ses différente trajectoires, elle est souvent partie, sans se retourner, elle a aimé disparaître, et il me semble que c'est un trait qui fonde tous les personnages, jusqu'à la fille de Julio qu'on sent toujours mesurée devant le fait de retrouver son père (elle ne le dit jamais, mais on sent son empressement à ne pas rester ici, sa résignation à la disparition totale du père qu'elle a connu). Il me semble d'ailleurs qu'Erice ne joue jamais la carte de la sidération (carte facile, et piste naturaliste du jeu d'acteur, là où le film invente une manière de jouer à la fois très intense et distanciée, souvent splendide à observer). Chaque personnage est un peu à côté du choc que devrait représenter pour soi le retour de Julio. Parce que Julio ne revient pas tout à fait : Julio a toujours été là, dans la mémoire ou dans le réel, et peut-être est-ce la même chose. Ainsi les souvenirs ne sont pas l'acmé, ils sont ce qui aide les personnages à ne pas s'emballer devant les retrouvailles, car de ses retrouvailles il y a peut-être quelque chose à faire. Cela me semble si juste dans ce que ça dit de l'existence : au fond, nous sommes prêts à tous, car, comme le dit le neurologue (et j'aime que ce soit le neurologue qui dise ceci) : "nous ne sommes pas que des êtres de mémoire", autrement dit la mémoire est ce qui permet autre chose : de considérer pleinement l'autre, son corps, sa présence physique, qu'importe qu'on l'ait quitté hier, avant-hier, il y a deux ans ou deux décennies.


J'aime la dureté des personnages quant au mystère de l'existence, qui n'est pas contraire à leur immense bonté, le souci qu'ils ont en permanence de l'autre. Et par eux je crois qu'au contraire, Erice cherche le moment où les souvenirs se dégèlent, où la parole donne lieu à un état des lieux de la vie présente. C'est l'anti-Herbes sèches : pas d'aigreur chez ces gens, mais le regard est tout aussi lucide, complexe et vrai. Parce qu'Erice, qui s'y connait, ne triche pas avec le cinéma, cette pute pour l'existence. "Le plus beau des chefs-d'œuvre est la vie qu'on mène" écrit Miguel sur son ordinateur dans sa caravane recluse sur la côte, Erice de rappeler qu'il faut se méfier des artistes, car l'art véritable est celui de mener sa vie. Miguel n'a pas connu le succès, la gloire et l'estime, n'a pas terminé son deuxième film, n'a pas mis sur le chantier un troisième film, n'en a pas eu l'occasion mais ne l'a pas cherché. Il semble qu'il a, comme disait Godard, beaucoup aimé le cinéma, mais peu été aimé par le cinéma en retour. Mais sa tranquillité devant l'existence, peut-être, le lie pour toujours à l'art qu'il a si peu pratiqué : un art de mémoire et d'empathie. Bien se souvenir et considérer les autres, et le cinéma restera toujours ce chien noir qui poursuit sa vie. Voilà le travail, patient, méticuleux, engageant, de son existence, et c'est déjà énorme.


C'est peut-être ce qui rend la dernière séquence si puissante : elle est un moment d'épiphanie pour tout le monde, un point de cristallisation pour son public entier, tout le monde est là, les deux nonnes, la présentatrice, Anna, Max, Miguel, Julio...Ce public qui peuple la salle de cinéma désaffectée est fondé par des corps et des visages que nous avons appris à connaître, il n'est pas la masse obscure endormie qui ouvre Holy Motors par exemple. Erice, à 82 ans, abandonne la question de la masse, et c'est pourquoi il me semble qu'il est injuste de lui reprocher de débarquer à nouveau avec "les outils classiques du cinéma". Pourrait-il faire autrement ? C'est d'une autre époque qu'il vient, d'une autre façon de faire, cependant sa pensée du cinéma me paraît ici furieusement actuelle. Cette dernière séquence n'est pas l'expérience d'un miracle, et Max le dit sans détour, "les miracles au cinéma, c'est fini depuis que Dreyer est mort". Cette dernière séquence, c'est l'expérience du minoritaire. La vision extraordinairement habitée du public de demain : quelques personnes qui se connaissent dans une salle désaffectée, attendant de quelques images qu'elles viennent déposer en eux un souvenir nouveau. Un regard caméra qui vient trouver les yeux qu'il visait vingt ans après avoir été lancé, et voilà qu'un pacte avec la vie est de nouveau scellé : Miguel comprend ainsi pourquoi il a fait, pourquoi il n'a pas fait, pourquoi toute sa vie n'a été qu'attente. Le cinéma sait frapper juste quand il frappe peu. Une image fabriquée aujourd'hui ne résonnera peut-être que dans vingt ans, dans une obscure salle désaffectée, au fond du cœur d'un homme qui a oublié. Et alors ? Peut-être que cela suffit, parce que cela est vrai. Parce que ne compte que la vérité des sentiments, leur épaisseur sculptée et éprouvée par le temps. La séquence boucle le récit, mais donne à penser sur la nature particulière de l'émotion cinématographique. On en revient à Carax, citant cette fois Musil : "la beauté est le signe qu'une chose a été aimé". La beauté, c'est ce qui est passé, irrémédiablement perdu. Mais ce qui est passé est forcément aussi passé en nous, en toi, en moi. Lorsqu'un film émeut, on croit se voir sur l'écran à la place de celui qu'on regarde. Lorsqu'un homme pleure de ne plus être aimé, lorsqu'un enfant crie d'être arraché à sa mère, et que nous sommes émus, je crois que c'est profondément ça qu'il se passe. "J'étais là, sur l'écran, il y a longtemps. Et je ne le savais pas". Julio lui y était vraiment, mais il ne s'en souvient plus. Peut-être y étions-nous aussi.

B-Lyndon
9
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le 26 août 2023

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