[Grosse refonte du 08/11/2016]
J'ai envie de reparler de ce film dont j'avais pourtant déjà écrit une critique il y a quelques temps. Cette critique est conservée en bas de page, je vous indiquerais quand on sera à la frontière entre le nouveau texte et l'ancien. Ainsi je conserve les messages postés en réponse et je n'enlève pas le texte auquel ils font référence. Je ne sais pas vraiment si j'ai des nouveautés à apporter à ce que j'ai déjà écrit mais je ressens le besoin de m'exprimer une nouvelle fois à ce sujet, quitte à être redondant. Ah au fait, spoilers.
Ce qui me tue le plus au sujet de Fight Club c'est qu'il soit aussi communément considéré comme une ode à l'anarchisme. Lors de sa sortie il y avait pas mal de monde qui le trouvait immoral parce qu'il véhiculerait une idéologie sauvage, d'autres y voyaient un cri de ralliement pour renverser la société actuelle. D'autres encore ont souligné que cet anarchisme était raté puisque Tyler Durden agit comme un chef suprême, ce qui est proprement incompatible avec la définition même de l'anarchisme : pas de leader. Mais c'est justement ça le truc : ce flim n'est pas un flim sur l'anarchimse. Je sais bien que chacun a sa vision et son interprétation d'une oeuvre, mais celle là n'est pas possible et prétendre le contraire c'est de l'aveuglement.
Commençons par le début : le film nous expose le mal-être de la génération X. Perte de repères, manque de considération pour soi, impression de se faire traire par la société de consommation : tout ça, ça parle à beaucoup de monde même maintenant. Le personnage se sent nul, méprisé, insignifiant, et ainsi se sentira le spectateur. Lorsque Tyler Durden/David Fincher nous offre alors un défouloir, impossible de résister. La frustration est trop grande pour qu'on ne l'évacue pas, bien qu'il faille qu'un personnage charismatique nous pousse pour s'affranchir de nos barrières sociales. Et là on peut se libérer de toutes les contraintes du monde, se sentir enfin vivant. Mieux, on se sent accepté par le monde parce qu'on appartient à une communauté avec laquelle on partage des valeurs communes. Le héros avait déjà tenté d'en intégrer une, mais il faisait figure d'intrus et a dû la quitter lorsqu'une femme, ayant la même idée que lui, lui a fourni un reflet de son hypocrisie. Cette fois c'est lui qui forgera son union des paumés, il y aura naturellement sa place. Le spectateur se sent bien lui aussi : il extériorise sa propre rage et est douillettement installé devant un film impeccablement réalisé et rythmé. On se sent porté par Fight Club, le film nous prend par la main et enchaîne les idées de mise en scène, c'est un plaisir à suivre rien que sur la forme. Forcément on baisse nos défenses et on accepte tout ce qu'on nous sort, parce qu'on a envie d'aimer le héros, d'aimer Tyler Durden, d'aimer ce que le film paraît nous dire au 1er degré. Et on se fait avoir.
C'est un processus de manipulation bien connu : on nous fait accepter une chose anodine, puis une autre moins anodine, puis encore une autre, et on finit par accomplir des actes que l'on n'aurait jamais toléré si on nous les avait proposé en premier lieu. C'est ainsi que fonctionne le fight club : on commence par proposer aux gens de se bagarrer. Le club est clandestin, mais il ne pose pas encore de problème moral puisque tout le monde demeure consentant et que l'on peut interrompre son combat quand on veut. Ok, on l'accepte. On nous dit aussi que personne ne doit parler du fight club, avec ensuite une répétition de cette règle qui donne des airs de punchline à la requête : on l'accepte, ce n'est pas perçu comme un tort que l'on ferait à autrui et la punchline a un effet pub qui renforce son importance (effet pub ? vous commencez à la sentir l'embrouille ?). Pourtant cette simple demande de discrétion, même pas respectée puisque le club attirera toujours plus de fidèles, devrait déjà donner le ton : on isole les membres de l'extérieur. On leur interdit de prendre du recul en demandant leur avis aux proches. On leur donne un sentiment de supériorité : il y a ceux qui sont dans la combine et les ignorants, ceux qui ne font pas partie du club et qui valent moins qu'eux. C'est avec cette requête pourtant toute bête que le fight club devient une secte. Une secte avec un gourou, Tyler Durden le leader trop imposant et fascinant pour que l'on ose s'opposer à lui. La prochaine étape ? Se battre contre des inconnus. Aucun des membres ne l'aurait fait en temps normal parce que c'est pas sympa de s'en prendre à quelqu'un comme ça, mais ils se sont habitué à faire confiance à Tyler et la demande n'est pas encore trop violente. Et puis ils se rendent compte que c'est rigolo, que c'est cool d'enfin prendre sa revanche sur son patron. Ils se sentent mieux en se débarrassant de leurs interdits, ils ont envie de continuer, ils veulent qu'on leur demande de faire des choses de moins en moins cool, ils dépendent de Tyler comme d'une drogue, et là il n'y a plus de limite et plus de considération pour les "autres". Et il en sera de même pour le spectateur qui sera content de voir les connards et les coincés se faire remettre à leur place, qui a envie que le film aille de plus en plus loin puisque c'est ce que l'on attend de tout film, sa morale mise à l'abri par l'absence de véracité. Le spectateur est aussi embrigadé que les membres du fight club.
On est au dernier tiers du film : le fight club est devenu un parti fasciste à la gloire d'un leader que personne n'envisage de remettre en question. Ses opérations sont terroristes, plus personne n'a de considération pour sa propre vie si cela soutient une cause supérieure dont ils n'ont en fait aucune idée. Ils se battent "contre la société" mais personne ne sait trop ce qu'il accomplit. On sait juste que c'est grand, que ça nous élèvera, et que c'est Tyler qui l'a demandé. Quand Tyler dit que ce sont des singes de l'Espace, il est très clair : ce ne sont plus des gens mais des pions, ils n'ont plus d'existence propre. Comme avant, sauf que là ils ont l'impression de l'avoir voulu, d'être valorisé et d'accomplir quelque chose. Foutaises, ce sont les mêmes esclaves qui ont remplacé leur maître par un autre qui s'est fait passer pour un pote. Leurs actes visent à exprimer leur frustration aux autres en les attaquant, ils se sentent forts parce qu'enfin on les voit mais c'est de la manipulation. Le héros se réveille enfin et veut arrêter tout ça, mais les membres ne l'écoutent plus. De même que David Fincher expose enfin explicitement au spectateur la vraie nature du fight club et donc de son film. Mais lui non plus n'arrive pas à se faire entendre, les critiques continuent de croire que le film prône l'anarchisme et la destruction de la société de consommation alors que le personnage de Edward Norton nous expose la folie qu'est devenu le club, qu'il nous hurle que tout est parti de travers et que ce que l'on voit, ce que le spectateur ressent, est un monstre. C'est pourtant clair à comprendre : l'anarchisme est incompatible avec la présence d'un leader. Ce qu'on a là, c'est une version anticipée de La Vague.
Mais alors, quid de la société de consommation ? Ce film en fait-il la critique ou pas ? Fight Club démarre en nous la montrant omniprésente, aliénante, et c'est toujours facile (et agréable) de signaler que bon, ça empiète quand même un peu sur nos vies. Mais j'ai quand même bien l'impression que c'est davantage présenté comme le point de départ du fight club que comme une cible à abattre. Tyler Durden a rassemblé ses fidèles en les liguant contre des ennemis et le monde de la superficialité est un excellent candidat. C'est également bien pratique pour inciter ses croyants à se dénuder de toute propriété pour qu'ils n'aient plus que Tyler et rien d'autre à quoi se raccrocher. L'autre point intéressant qu'a souligné Plokijun c'est que le film utilise lui-même largement les procédés de la publicité, autant dans sa réalisation, dans son rythme trépidant qui nous empêche de réfléchir sur ce que l'on voit, que dans ses punchlines et le personnage fantasmé de Brad Pitt. Mais là où lui y voyait une incohérence par rapport à la position anti-consommatrice du film (lui-même un objet de consommation), j'y vois de l'ironie. Tyler Durden a monté ses troupes contre un ennemi en utilisant les méthodes du même ennemi, et il en a fait des esclaves qui se croient libres. D'ailleurs quand je vois les placements de produits présents dans Millenium et Gone Girl je me dis que David Fincher est loin de faire la guerre à la société de consommation. Il cohabite avec, montre la place qu'elle a prise dans notre monde, et c'est tout. Je ne pense pas que ce soit le vrai sujet de ses films, en tout cas je peux vous assurer que Fight Club ne m'a aucunement ouvert les yeux à ce sujet ou donné envie de batailler contre ce monde. C'est pourquoi je m'oppose aux avis qui affirment que le film a loupé le coche de la critique anti-capitaliste, ce serait un peu comme de dire que Aladdin foire sa représentation de la pauvreté.
Ce qui me fascine rétrospectivement avec Fight Club, c'est que je le trouve très similaire dans son approche avec Starship Troopers. Ce dernier est un film à la réalisation ironique : il dénonce les actioners fascistes en en faisant un suivant les mêmes procédés, tout en les exagérant pour expliciter la farce. C'est comme lorsque l'on regarde une parodie de publicité cynique (dont Starship troopers est rempli), mais ici à l'échelle de tout un film. Les personnages sont des poupées crétines habillées comme des SS qui foncent accomplir un génocide sous fond d'une musique de propagande. Le procédé n'est pas vraiment caché (non mais les costumes nazis quoi, non mais les publicités odieuses quoi), ce qui n'a pas empêché certains de s'y tromper quand même à cause de ce qui fait la surpuissance de ce film : il est réussi aussi bien au 1er degré (actioner bourrin de SF avec des insectes géants) qu'au second degré (critique de l'idéologie des actioners fascistes). C'est la même chose avec Fight Club : au 1er visionnage on adore voir Edward Norton qui se détruit pour se reconstruire à partir de rien. On se sent chez soi au milieu de ces laissés pour compte qui se révoltent, on se laisse entraîner par cette réalisation qui envoie du rêve au milieu de la crasse. Quand le personnage de Norton s'oppose au monstre qu'il a créé on est saisi par le délire de la situation, on voit un homme seul contre tous (comme au début du film), on le voit lutter, perdre pied, on est retourné par une situation dans laquelle il ne contrôle plus rien. Puis vient le sous-texte : le film ne montre pas Tyler Durden, il EST Tyler Durden. Il utilise les mêmes procédés que lui, il nous entube en désignant une cible avec laquelle il collabore discrètement, il nous caresse dans le sens du poil pour qu'on adhère à son mensonge et qu'on le suive dans sa secte toxique. David Fincher a créé ce qu'il dénonce en comptant sur nous pour percevoir l'ironie du projet et le remettre en question, tout en s'assurant que la lecture au 1er degré soit elle aussi exceptionnelle à suivre. C'est ça le génie.
Avant de mettre fin à ma critique je voudrais juste revenir rapidement sur le dédoublement de personnalité du héros : certains ont trouvé ça renversant, d'autres ont estimé que c'était un twist peu crédible et inintéressant. Là encore, ce n'est pas ça le problème. Le but du twist n'est pas de jouer au petit malin qui surprend son monde, je pense d'ailleurs qu'on peut tout à fait apprécier le film en se faisant spoiler cet élément. Le but pour moi, c'est juste de rappeler que le chaos ne vient pas d'un méchant sur qui on va rejeter la faute, il vient de chacun de nous. Tyler est l'incarnation d'un fantasme masculin qu'on pourrait tirer d'une pub pour un produit de beauté, il est celui que Norton voudrait être, c'est à la fois le gourou parfait et le reflet du héros qui fait n'importe quoi. Je ne vais pas prétendre que c'est cette idée là que je retiens le plus du film, je voulais juste évoquer à mon tour un point souvent discuté qui me paraît parfois mal perçu (ce n'est pas un point pour lequel il faut réellement se demander si c'est possible ou pas).
Fight Club est clairement un film qui a marqué sa génération, mais tout le monde ne l'a pas forcément compris. Je ne suis pas tellement du genre à casser les interprétations des autres, mais là ça m'insupporte de le voir jugé sur sa fausse portée anarchiste, c'est comme d'entendre que la relation entre le Joker et Harley Quinn serait romantique. Certes il montre aussi la rage contre la société, il la fait naître chez les spectateurs et l'exploite. C'est une cible facile, il est toujours bon d'y envoyer quelques torpilles, mais cela ne représente qu'une fraction de l'intérêt de Fight Club.
[Ci-dessous, mon article initial]
Que dire de Fight Club après tant de débats à son sujet ? Adulés par bien des gens, détesté par d'autres, on peut dire qu'il déchaîne les passions. Tout le monde a un avis là dessus et je ne vais pas répéter le synopsis ou ses qualités plastiques (l'image, les acteurs qui sont à fond dedans, la mise en scène : nickel). Je vais plutôt m'attarder sur les points qui font débat justement. Attention, spoilers.
On a beaucoup parlé de la critique de la société de consommation du film ainsi que de la tentation de l'anarchisme. C'est vrai que ce sont des thèmes intéressants et qu'ils sont abordés, mais ils ont un peu floué le public. Certains ont cru que le film défendait l'anarchisme contre la société de consommation, or ce n'est pas le cas. La fin montre justement que cet anarchisme dérape complètement et prend des proportions qui virent à une nouvelle forme d'autocratie. La société actuelle n'est pas un truc qu'il faut détruire, mais il comprend des tares qui ont façonnés ces révolutionnaires du Fight Club. La génération X, sans but, sans reconnaissance, sans vie, finit par se regrouper derrière le premier leader qui lui fait prendre conscience des problèmes qui la minent et à devenir de son plein gré l'esclave qu'elle ne voulait pas être. Ceux qui ont été choqué par le film en le prenant pour immoral avaient à moitié raison, le Fight Club est immoral mais pas le film. Il FAUT se révolter contre ce qui n'est présenté dans le film. C'est là qu'il se montre passionnant : la description de la dégénérescence de toute une génération ignorée par le monde. Le serveur du restaurant aussi est un humain, si on l’énerve il peut se passer des choses regrettables.
Un autre point qui a fait débat, c'est la révélation de fin. Pour moi c'est juste un twist pour le fun. Il n'est pas crédible mais au moins il est bien amené et apporte des situations intéressantes. Il permet également de mettre en avant l'absence de contrôle qu'ont les personnages sur la situation. Ce fait est bien illustré par l'hystérie qui caractérise la dernière partie, on sent le personnage qui est dépassé, pris pour un fou au milieu de cette jungle qu'est la société. Le voir se débattre avec tous les autres humains trop carrés rend vraiment bien et donne un sentiment d'urgence saisissant.
C'est pour ces qualités que j'adore ce film. Pas pour une question de traitement de la schizophrénie ou pour un pseudo-plaidoyer pour la destruction de notre société du mainstream. Juste pour ce combat entre tous ces humains qui se cherchent, qui vivent au jour le jour dans un environnement crasseux. Avec en plus un très bon rythme, j'ai vraiment été porté par cette histoire. Ce film est vraiment bon, pas forcément pour les raisons que certains expriment, mais vraiment bon quand même.