Un cinéma de la vulnérabilité
Fille, épouse et mère se présente comme un long récit sur... Sur quoi, d'ailleurs ? Le nommer d'un seul mot serait peut-être prendre le risque de traduire ce que Naruse décrit finement et patiemment en un seul ensemble, réducteur : le "déclin" d'une famille, la "décomposition" des liens familiaux, etc. Il y a quelque chose d'assez violent à ramener le film à cette sorte de programme : comme si les images ne vivaient pas pour elles-mêmes, mais étaient enchaînées à cette sorte d'impératif narratif ; on perd ici, en essayant de le nommer simplement, la complexité d'un processus si discrètement et si calmement installé par Naruse : processus à vrai dire de composition comme de décomposition sociales, de socialisation comme d'abandon, dont la tonalité ou la résonance, me semble-t-il, est à la fois heureuse et malheureuse.
Fille, épouse et mère n'est pas tout à fait un "film sur" : un film sur quelque chose, avec un objet, un but ou un programme ; on a d'abord l'impression de voir des épisodes d'une vie de famille, qui se succèdent presque indifféremment, avec une relative neutralité. Comme souvent chez Naruse, le sens de la complexité va de pair avec une certaine fadeur : le flux narratif coule sans s'arrêter, sans saillances, sans pics, sans arêtes, sans surgissements. Et pourtant, quelque chose pèse bien sur les personnages ; pourtant, on ne peut s'empêcher de sentir une certaine forme de dramatisation dans ce récit d'une famille japonaise ordinaire ; pourtant, enfin, on ne peut qu'avoir l'impression que Naruse avait bien quelque chose à dire, au fond, sur la vie quotidienne, et sur la société. Car la fin, ici, ne peut être jugée égale, calme, indifférenciée, complètement neutre : une certaine tension (certes non théâtrale, non surlignée, non spectaculaire) monte imperceptiblement, et le film se referme sur une scène de fin magnifique, d'une très grande émotion, où la suspension du sens, le caractère indéfini, ouvert de l'histoire n'en cache pas moins une certaine morale. J'ai beaucoup de difficulté à dire ce dont il s'agit : une morale non moralisatrice ? A peine une morale : juste un constat, une sensation, un procès-verbal ? Quelque chose, tout de même, sur le caractère éreintant de la vie.
Car Naruse a beau faire : on ne peut tout à fait raconter une histoire sans événements. Car tel est d'abord l'impression que nous avons : on sent un réalisateur qui se méfie profondément des événements, et qui n'aura de cesse, en les enfouissant dans le courant formidable de sa narration, de les aplatir, de les égaliser, de les neutraliser. Chez Naruse, les événements perdent leur aura, leur prestige : ils sont transformés en simples moments. Je crois que c'est l'une des grandeurs de son cinéma. Chez la plupart des cinéastes, la narration suit un cours inégal ; construite autour d'événements (suivant l'antique mais inébranlable poétique aristotélicienne), elle accélère, appuie, s'arrête sur l'événement, ralentit, puis repart de plus belle. Je crois, au contraire, que Naruse souscrirait volontiers à la formule célèbre de Rossellini : "Les grands gestes ou les grands faits se produisent de la même façon, avec le même retentissement que les petits faits normaux de la vie".
Il y a d'ailleurs quelque chose d'autre qui rapproche un peu Naruse de Rossellini. S'il est vrai que le réalisateur italien a proposé dans certains films un cinéma paradoxalement sans effets artistiques, sans effets visuels, recherchant la vérité des situations plutôt que la beauté des plans (la beauté venant de surcroît, justement comme "effet de vérité"), alors Naruse me semble ici s'inscrire dans cette esthétique (cette esthétique non esthétique, pour ainsi dire). Combien sommes-nous désorientés face à ce cinéma sans effets superflus, sans couture, sans rapiècement, sans art presque, d'une simplicité que nous aurions torts de prendre pour évidente et facile. Mais alors quoi ? Qu'est ce que c'est que ce cinéma fort, mais fade ? Profondément vrai, mais neutre ? Si énigmatiquement réaliste, mais sans la beauté fascinante, parfois, d'un film d'Ozu ? Qu'est-ce qui nous touche dans ce cinéma ?
Je disais tout à l'heure que Naruse ne pouvait pas filmer en supprimant tout à fait les événements. Car il y a un tragique naruséen : il est plus compact, plus ordinaire ou plus banal, certes, que le tragique classique, mais il n'en est pas moins dévastateur et inentamable. Comme une forme de fatalité - mais une fatalité sociale ? existentielle ? Je crois que Naruse se représentait la vie comme une saccageuse d'espoirs. Non pas que la vie soit malheureuse - cela serait trop dire et être réducteur, et Naruse, s'il est un cinéaste de la souffrance, n'est pas un cinéaste du malheur. Les situations - familiales, sociales - sont encore une fois suffisamment complexes pour que le bonheur et le malheur se mélangent imperceptiblement, tout comme l'espoir et le désespoir. Que dire, à la fin du film, sur le destin de la mère ? Il est à la fois normal et révoltant, heureux et malheureux. Je ne saurais tout à fait dire si le film défend vraiment, au bout du compte, une opinion plutôt qu'une autre.
Il y a donc des événements : endettement, mariage, séparation, vente de la maison, etc. Mais Naruse, sans les supprimer, les tisse, les mélange au sein d'une narration complexe, enchevêtrée, et les épuise considérablement. La mort du mari de Setsuko Hara : une goutte d'eau dans le fleuve narratif, déjà emporté loin, bien loin, de ce moment-là. C'est dire combien, chez lui, la transition, ou le processus, prime sur l'événement ou l'action.
Je crois que si Naruse privilégie quelque chose, au fond, c'est la vulnérabilité. Et je ne dirais pas pour autant qu'il a le cœur sur la main, et qu'il propose un cinéma profondément social ou socialiste, pour ainsi dire. Lui conviendrait tout à fait le mot de François Laplantine sur le théâtre de Tchekhov : un théâtre humain, mais non humaniste. Et pourtant, c'est sans doute un cinéma de la vulnérabilité : ses personnages sont vulnérables, ils sont empêtrés dans des situations difficiles, dégradantes ; ils s'enlisent progressivement, et si lentement (donc pratiquement à leur insu), que la fatalité qui les écrase finalement en est invisible, difficile à identifier, à repérer, sans visage. Une fatalité qui n'a qu'un nom vague, confus, décevant, un nom qui a si facilement commerce : la "vie".
Cinéma de la vulnérabilité enfin, et pour moi c'est important : parce que Naruse met en image ce qui est vulnérable d'un point de vue narratif, ou fictionnel. Non pas des événements, mais des moments. Non pas des grandes histoires, mais des vies ordinaires. Non pas le Bonheur ou le Malheur, mais ces états indistincts et un peu fades de bonheur et de malheur. Non pas des actions mais des situations. Ce qui est vulnérable narrativement, et qui fait le tissu (bien décousu) de nos vies, il y a un plaisir merveilleux à le retrouver dans ses films. Et c'est en quoi je suis profondément attaché à Naruse.
Alors je sais, j'ai plus parlé du cinéma de Naruse, en général, que de ce film magnifique, Fille, épouse et mère, et les plus courageux qui auront lu cette (longue !) critique jusqu'à la fin seront peut-être déçus. Mais je ne sais plus bien comment parler précisément d'un film de Naruse. Mes mots risquent d'être trop réducteurs pour parler de ses films.
Le programme du festival où je l'ai vu (à la Maison de la culture du Japon à Paris) précise qu'il s'agit d'une superproduction avec un prestigieux casting : le merveilleux Masayuki Mori, Setsuko Hara (magnifique, avec un rôle si proche de celui du Voyage à Tokyo, mais à mon avis ici plus complexe), Hideko Takamine, etc. Et puis, bien sûr, le rôle si anecdotique (mais aussi décisif, je n'en dis pas plus) de Chishū Ryū, simple passant dans un parc, qui comblera tous les fans de l'acteur japonais. A plus d'un titre, il est vrai (cela se laisse un peu deviner), ce film est proche de la filmographie d'Ozu. Une comparaison très intéressante, mais qui demanderait beaucoup plus de place, serait à faire avec le Voyage à Tokyo (beaucoup d'éléments fictionnels sont similaires, par exemple en ce qui concerne les parents). Une comparaison qui, à mon avis, ne serait pas forcément en défaveur du film de Naruse...