Ouverture.
Un mariage.
Un mariage ?
Ozu est peu coutumier du fait, lui qui s'intéresse davantage aux à côtés de ces festivités. Mais la cérémonie, les époux ne sont qu'un prétexte pour nous présenter le protagoniste. Après un chant traditionnel shinto, Hirayama prend la parole et, dans son discours de félicitations, exprime le fait qu'ils ont de la chance, car leur mariage est un d'amour au contraire du sien qui est un mariage arrangé. Vengeance mesquine d'un quinqua malheureux dans son couple ou pure maladresse devant une situation inhabituelle, nouvelle pour lui ? Nul ne pourrait dire. D'emblée l'enjeu est posé. Nous sommes bien chez Ozu et ses thèmes familiers sont exposés : le changement de la société japonaise, la famille, le mariage.
Dès lors, celui-ci nous propose d'accompagner Hirayama confronté à cet inéluctable changement et ses conséquences, comme chez ses amis avec leurs filles, et ses propres tiraillements et contradictions puisqu'il refuse de laisser sa fille de se marier avec l'homme qu'elle aime. Alors, mariage arrangé ou mariage d'amour ? Malin et subtil comme à son habitude, Ozu ne tranche pas la question, ni ne tombe dans un manichéisme bas du front. Ainsi, la très belle scène à Hakone nous montre une réelle affection entre Hirayama et sa femme et de ce fait Ozu sépare clairement l'amour de la classe sociale ou de la façon de se marier.
En plus du constat de la société japonaise qui s'occidentalise, se modernise et perd ses traditions, ce refus est l'occasion pour Ozu de dresser un magnifique portrait de femmes. Car oui si le film nous juxtapose à Hirayama tout du long, ce sont bien les femmes qui gravitent autour de lui qui crèvent l'écran. Elles sont pleines de vie. Contrairement aux hommes qui ne laissent rien paraître (si ce n'est l'irritation et la colère), les caractères des femmes du film sont variés. Expansive, bavarde, lumineuse, joyeuse ou bien réservée mais amicale, la palette d'émotions et d'expressions des personnages féminins nous apparaît comme bien plus profonde et attirante. De plus la solidarité est également bien présente. Mère-fille, sœur-sœur, amies, autant de relations dans lesquelles se tissent une entraide et une compréhension qui culminera avec la ruse de Yukiko pour aider Setsuko et qui atteindra son but.
Cela va de pair avec ce qui semble être le vrai motif du refus de Hirayama plutôt que la non acceptation des nouvelles mœurs. Deux scènes nous l'indiquent. Tout d'abord quand il a été dupé par la ruse de Yukiko, il somme à sa femme d'arrêter la radio qui passe un air shinto, symbole de la tradition à laquelle il semble s'attacher. De même lorsque la mère de Yukiko lui demande ce qu'il pouvait reprocher à Taniguchi, il n'a rien à répondre. Ce n'est donc ni l'homme, ni un attachement fervent à la tradition qui motive son refus. Des dialogues ressort plutôt une profonde déception de n'avoir été au courant de rien et donc de n'avoir eu aucune emprise ou pouvoir décisionnaire concernant le choix de sa fille. Ainsi avec la transformation sociétale qu'il observe, Ozu constate également le glissement de pouvoir qui s'effectue des hommes vers les femmes. C'est d'ailleurs ce qui se dégage de la scène clé du film, la réunion des anciens élèves. Alors qu'ils parlent de leurs filles, Chishu Ryu entame un poème médiéval, glorification de la figure du samouraï : masculine guerrière. Mais il ne va pas au bout de sa déclamation malgré les sollicitations de ses amis. À travers cette interruption c'est la fin de l'hégémonie de cette figure autoritaire qui est actée, comme s'il fallait dorénavant regarder ailleurs. Ses amis entament alors un autre chant, duquel se dégage une profonde mélancolie comme l'acceptation, résignée et quelque peu douloureuse de ce basculement du rapport de forces.
Fleurs d'équinoxe pourrait donc être considéré comme le plus progressiste des films d'Ozu, et peut-être son moins japonais, la société japonaise étant plutôt conservatrice.
Petit point formel, la couleur est la grande nouveauté pour Ozu avec ce film. Elle saute même aux yeux pourrait-on dire. Tout est d'une intensité incroyable. Le blanc des chemises et des T-shirts, le bois des pans de murs, le vert du terrain de golf. Absolument TOUT est rempli de la vie de ces couleurs et l'on pourrait contempler n'importe quel morceau de chaque plan pour en scruter et apprécier les nuances des teintes qui s'offrent à nous.
Fort heureusement, la couleur est davantage qu'un plus, une pure coquetterie. On notera qu'elle permet également un meilleur repérage dans l'espace. Il suffit d'apercevoir cette théière au rouge flamboyant dans un coin du cadre pour savoir que nous sommes chez les Hirayama.
La couleur apporte également au style Ozu. Si ce dernier a toujours magistralement composé ses plans, (sa caméra est positionnée avec une minutie telle que déplacée d'un centimètre, le cadre perdrait toute sa saveur), ils sont maintenant encore plus chargés d'une dimension picturale. Ce sont de vraies aquarelles dont font partie ses personnages qu'il sculpte au fur et à mesure qu'ils évoluent dans ces lieux.
Enfin, dans ce film-ci, la couleur ajoute à la caractérisation des personnages ou tout du moins à la dichotomie hommes/femmes que nous avons pointé du doigt. À l'image de leur expression monolithique et leur ton monocorde, les hommes nous apparaissent monochromes dans leur complet gris, marron, sombre. À l'inverse les femmes, et ce qu'elles soient habillées à l'occidentale ou en kimono traditionnel, arborent une palette variée du bleu turquoise au rouge en passant par le doré de certaines parures.
Aussi passionnant sur la forme que sur le fond.