L’éternité passe et s’arrête sur les fragments oubliés et presque rompus d’un passé que l’on a déjà relégué dans les limbes d’un mauvais souvenir. Témoins volontaires d’un spectacle dont la durée inconnue ne permet pas le recul nécessaire à sa pleine appréhension, Jaujard et Metternich sont comme les héros d’un drame de Beckett, prêts sans jamais l’être totalement pour un jugement qui ne vient pas, bavards et sourds à la fois devant le vide, volontaires tout en étant résignés ; la venue hypothétique de l’Autre (la fin de la guerre, les menaces qui pèsent sur les deux hommes) prend la forme d’un discours où l’accord tacite des deux individus penche sur la ligne ténue de l’universel et du particulier. Le constat est établi mais de toutes parts le fragile équilibre risque d’être compromis par l’intervention d’un tiers imprévu. L’homme perdu dans la tempête fait face aux questions insolubles et sans réponses de la transmission et de la conservation du patrimoine dont il a la charge. Dépassé et incompétent, il se raccroche pourtant aux figures apparentes et sanctifiées des monuments, dépositaires à ses yeux d’un processus général de justification et d’encadrement suffisant de la mémoire humaine. Les temples érigés pour abriter l’objet des conquêtes et d’un idéal sans cesse renouvelé affrontent les marques du temps, les salissures et les agressions des époques successives pour permettre aux trésors qu’ils renferment de continuer à exister au-delà de leur distance physique et temporelle.
La reproduction médiatisée des angoisses, des cris, des joies, de la grandeur et des triomphes passés ressurgisse du fond des salles obscures des musées et nous rappellent que tout cela a été, est et sera encore demain. Nous sommes les passeurs de temps, les dépositaires et les protecteurs de ces figures, de ces masques et de tous ces objets qui ont été épargnés. Sur la mer déchainée, le frêle esquif avance toujours ; les caisses superposées, les toiles protégées menacent à tout instant de se renverser. Lors, Il n’est pas temps de penser à l’avenir ni même au passé, il faut juste essayer d’avancer dans l’instant qui s’offre à nous. Les questions que l’autre se posent viendront après, les comptes se règlent toujours. La conquête n’est pas seulement matérielle ; elle relève aussi de choix spirituels qu’il faut reconnaître. Lorsque la guerre menace, ce n’est pas seulement la destruction du bâtiment que l’on craint. C’est avant tout à la perte des symboles universels incarnés par ce patrimoine que l’on redoute. Son évidence et son existence même ressurgissent de manière renouvelée dans l’œil extérieur et étranger d’un russe, d’un allemand ou de tout citoyen du monde, qui, par sa simple existence terrestre, a le droit et le devoir de le revendiquer. Si la lecture des images n’est pas toujours évidente, leur communication reste pourtant impérative.