Le concept de monstruosité nous place frontalement face à nous même. Difficile à supporter, l’image du monstre, a fortiori en mouvement, interroge notreconception de ce qui est « normal » ainsi que les forces profondes qui animent nos cœurs.
Façonnée par les valeurs humanistes de la religion chrétienne, d’abord, puis des révolutions droits de l’hommiste, ensuite, la société occidentale du début 20ème dans laquelle fut tournée Freaks était comme investie, culturellement et philosophiquement parlant, d’un devoir d’exemplarité sur la question du rapport à la différence.
La vision du film conduit toutefois à nuancer ce constat. Si la quête de l’égalité s’est effectivement affirmée comme un marqueur de progrès social dans nos sociétés, elle est avant tout une notion juridique (« les hommes naissent libres et égaux en droits »). En dehors de cela, la différenciation entre les individus demeure et demeurera une réalité naturelle incompressible.
Dans l’entre deux de l’idéal juridique et de la pesanteur des faits, notre responsabilité de spectateur et d’homme est de réfléchir, lors de la vision de ce film, à la place et à la valeur que nous sommes prêts à accorder à l’autre. Plus intimement encore, elle est de nous demander ce que le monstre, en son propre for intérieur, peut être conduit à penser de nous ?
Car c’est bien cela, l’ambition centrale de Freaks, que de tenter de démontrer que la monstruosité n’est pas une question de physique mais d’âme. Les canons de beauté (grand baraqué et belle blonde) laissent voir, par leur comportement, qu’ils sont en réalité bien plus monstrueux que les hommes troncs, nains ou autres sœurs siamoises.
Lorsqu’un individu cède en entier aux forces obscures qui l’assaillent, cupidité, méchanceté et mépris dans le cas du film, il n’inspire que le dégoût. Un dégoût d’autant plus répugnant qu’il est délibérément choisi. Car, si nul ne choisit son physique, chacun a en revanche le libre choix de laisser s’exprimer ou non à la part d’horreur qu’il porte en lui et donc, de la laisser le draper. Une célèbre gravure de Goya au nom évocateur le souligne admirablement: « le sommeil (ou le songe) de la raison engendre les monstres ».
Pour autant, cette leçon de morale simpliste est-elle sincère ou n’est-elle qu’un prétexte pour légitimer un retour aux origines foraines du cinéma et montrer des monstres à l’écran ? Car ce sont bels et biens de vrais Freaks qui sont donnés à voir, sans trucages ni maquillage, et la mise en scène s’apparente par certains aspect à une présentation bien ordonnée des différentes bêtes de foire que compte le casting.
Chacun fait son numéro, soit pour épater la galerie comme cet homme tronc qui allume sa cigarette (et qui laisse bouche bée, il faut bien l’admettre), soit pour l’amuser, comme ces deux sœurs siamoises qui se marient, avec les conséquences que l’on peut imaginer. Mais tout cela est-il bien correct ? Comment se positionner face à une telle démarche ?
Un siècle plus tard, de telles images ne peuvent que choquer tant nos sociétés ont su développer au fil des ans le respect de l’autre et de sa dignité en tant qu’individu. C’est au nom de telles valeurs, justes s’il en est, qu’en 1995, la juridiction suprême de l’ordre administratif français a par exemple mis un coup d’arrêt aux spectacles de « lancer de nain » (CE, 27 octobre 1995, Commune de Morsang sur orge).
Et c’est précisément ce recul qui permet de porter un jugement sur cette curiosité cinématographique qu’est Freaks. Car, finalement, le plus monstrueux dans tout cela n’est-il pas le film lui-même ? Cette farandole d’images en mouvements qui exploitent la fascination malsaine de la masse « normale » pour ce qui n’est pas elle ? Ce plaidoyer naïf pour la beauté « objective », qui feint de méconnaître sa profonde ambiguïté, voire qui en fait le cœur de son succès ?
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