Le bourbier vietnamien a inspiré de nombreux réalisateurs, y compris parmi les plus prestigieux. Parce qu’il est sorti après les grands jalons de ce "genre" à part entière, Full Metal Jacket en est un peu la queue de comète. Ce n’est pas un film de plus sur le sujet mais plutôt un film en moins : moins d’affects sentimentaux, moins d’effets, moins de discours, moins d’explications, moins de tout. Pour tout dire : une abstraction déflationniste, sèche, glaçante et coupante comme le rasoir. Les "colombes" pas plus que les "faucons" ne sauraient s’y reconnaître. Stanley Kubrick fait plus que jamais cavalier seul. Son hyperréalisme clinique ne doit rien aux tentatives de ses prédécesseurs, qu’il s’agisse des tenants d’un réalisme éprouvant (Stone), d’un romanesque élégiaque (Cimino) ou d’une imagerie visionnaire (Coppola). Il construit sa perception du phénomène guerrier en deux mouvements contrastés, deux volets symétriques, chacun marqué par une catharsis meurtrière. D’une part un reportage sur la formation des Marines dans un camp militaire. D’autre part une fiction située (espace) dans les villes de Da Nang et Hué à l’époque (temps) de l’offensive du Têt. Il n’est pas certain que cette seconde partie soit la suite de la précédente. Elle ressemble plutôt à la programmation complète d’une séance de cinéma à l’ancienne. Première époque : le court-métrage documentaire. Deuxième époque : le grand film. Et entre les deux, le cut brutal d’un entracte express où un célèbre hit de Nancy Sinatra (These boots are made for walkin’) servirait de bonbon-esquimau-chocolat. Comme si le cinéaste filmait avec un cerveau dont les hémisphères ne seraient pas irriguées par le même sang, sans aucun souci d’un avant (le camp d’entraînement) et d’un après (le champ de bataille), ni de la quelconque prédominance chronologique d’une théorie ("Je ferai de vous des hommes") sur sa pratique ("tous des héros"). Des formules éprouvées du film de guerre, il ne retient qu’une épure. Full Metal Jacket est un objet organisé et dur, une perle mais aussi un barroco fulgurant, précis et implacable comme une balle traçante.


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Province comme une autre du vaste paysage mental kubrickien, le Vietnam agit ici comme catalyseur d’une psychose secrétée par l’armée elle-même. Le cancer que diagnostique le chirurgien-réalisateur prend naissance au cœur du système et de la hiérarchie militaires : il y retrouve cette violence institutionnalisée qu’il avait disséquée dans Les Sentiers de la Gloire, dénoncée dans Spartacus et ridiculisée dans Docteur Folamour. Des troufions sans passé ni avenir y constituent une chair à canon parfaitement malléable. Tel un seigneur de la guerre qui avancerait au feu en coupant derrière lui tous les ponts de la retraite, le cinéaste fait le pari de sabrer consciencieusement toute possibilité d’identification. Un instant on croit pouvoir s’accrocher au destin de Joker (qui prête à plusieurs reprises sa voix off au récit, et à qui un peu de substance biographique est concédée) mais ce n’est que pour mieux le replonger au plus profond d’une grisaille de figures interchangeables. Le sergent instructeur ne gagne sa consistance sonore (une ahurissante diarrhée d’insultes) qu’au prix d’un silence définitif, étant dégommé à mi-parcours. Même l’éternelle sortie de secours de la psychologie est verrouillée : tous les personnages ont des émotions mais aucun caractère, répliquant simplement à l’infini quelques standards du comportement humain (racisme, héroïsme, couardisme, connerie, intelligence, misogynie...). Quant au dernier recours des justifications politiques, historiques ou idéologiques, le cinéaste les anesthésie les unes après les autres : à peine quelques citations aide-mémoire, exhibées à la manière d’un document d’archive, prenant intelligemment en compte que le Vietnam fut la première guerre à être mise en images, immédiatement, en direct, à la télévision américaine, presque comme une campagne publicitaire. Le film ignore à dessein les grandeurs et servitudes de soldats embourbés dans un combat douteux, tout comme les motifs iconographiques de rigueur : ni jungle, ni napalm, ni drogue, mais une bataille indéterminée dont la logistique rappelle la Corée ou même la Seconde Guerre mondiale.


Toujours apte à ébranler les conceptions d'humanité et de barbarie, de civilisation et d'asservissement, fasciné et terrifié par la marge infime qui distingue le soldat du criminel, Kubrick consacre les trois premiers quarts d’heure du film au laboratoire où se contracte le virus : le camp d’entraînement de Parris Island, institution totalisante spécialisée dans la dépersonnalisation de l’embrigadement. Prestement dépouillés de leur individualité puis systématiquement dégradés par un déluge d’insanités, les conscrits sont soumis à l’autorité insane du sergent Hartmann, fou furieux vociférant qui leur fait tout faire, le parcours du combattant, le lit au carré, la corvée de chiottes. Son objectif est de fabriquer une section de tueurs à partir d’éléments disparates. Peu importe l’abjection des moyens, le travail sur les mots, les noms des soldats et des armes, le pansexualisme délirant et outrancier, tous soulignés par le motif répété des travellings arrière, ceux de l’escadron en marche avec ses chants idiots, ceux de l’instructeur dans un dortoir aussi propre et artificiel que les couloirs de 2001. La guerre nécessite la mise à l'équerre de l’individu, et la méthode employée vise l’effet inverse du programme Ludovico dans Orange Mécanique : elle glorifie l’agressivité primaire, l’instinct carnassier, l’ivresse du sang. Ainsi l’officier-enseignant métamorphose-t-il rapidement son groupe de dadais en un régiment robotisé, une meute d’exterminateurs impeccablement ordonnée. À la quarante-cinquième minute, le gros Pyle, garçon de ferme un peu crétin dont Hartmann a fait son souffre-douleur, apparaît complètement déglingué. Il rôde dans les latrines avec son fusil-mitrailleur, affectueusement baptisé Miss Charlene et garni de balles chemisées de métal. L’une éparpille en débris le tyran haï, une autre met fin par voie buccale à sa carrière prometteuse de tireur d’élite, après qu’il se soit assis pour la circonstance sur le trône blanc de son ultime défoulement.


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Le récit se téléporte alors sans transition sur le terrain, et les personnages sont introduits dans un nouvel enfer par une forme de décompression paradoxale, entre vacance et désinformation. Joker et le nouveau venu Rafterman, correspondants dans un journal d’armée, se la coulent douce en attendant de casser du Viet. La tension se relâche brutalement, la structure du film se dilue jusqu'à l'entropie et la narration part à la dérive, créant un sentiment de déréliction, de fragmentation anti-dramatique. Autant la première partie est ligotée, charpentée, maîtrisée, autant la seconde semble s’évanouir progressivement (mais de façon hyper concertée) dans une marmelade d’hésitations, de cul-de-sacs et d’égarements, un entassement de sketches jetés en vrac sans aucune nécessité déductive, zone confuse aux contours imprécis, secouée par des explosions périodiques. Au règne de la discipline succède l’arbitraire du hasard ; aux rituels du conditionnement, les aléas de combats incohérents. La survie du Marine tient désormais à un darwinisme féroce que résume une oraison funèbre lapidaire : "Je préfère que ce soit lui plutôt que moi." Et la folie se donne à voir partout : chez le Rambo de la troupe qui mitraille tout ce qui bouge (y compris femmes, vieillards et enfants) depuis l’hélico, chez la compagnie qui organise une party autour d’un cadavre ennemi, chez le colonel avançant sans rire qu’en tout Viet il y a un Américain qui sommeille. Pourtant, d’un bloc filmique à l’autre, de l’ordre supposé du camp au désordre apparent des hostilités, une même nouvelle circule, la même idée fait le pont : les machines de guerre n’avancent, n’œuvrent et ne prospèrent qu’à condition de perpétuellement se détraquer. Que ce dérèglement advienne d’une cellule interne qui, à force d’humiliation et de tabassage, finit par intégrer le code génétique du corps de garde en le menaçant simultanément de mort brutale. Ou qu’il surgisse de l’extérieur, lorsque défiant toutes les lois de la stratégie et des coutumes culturelles le Viêt-Cong déclenche son attaque en pleine fête du Têt, opération mi-géniale mi-suicide.


Le chaos éclate au cours de la bataille dans les faubourgs apocalyptiques de Hué, reconstitués sur le terrain d’une usine de gaz désaffectée de la banlieue londonienne. Lors de ce fait d’armes géométrique comme une toile de Mondrian, le cinéaste déploie bien grand les ailes de son brio magistral et transforme les ruines fumantes de la ville en un labyrinthe de cauchemar. Il élague ainsi tout ce qui avait été fait avant lui pour n’en conserver qu’un noyau dur : la guerre est résumée par l’emblème d’un affrontement claustro entre une douzaine de fantômes américains et une silhouette postée en sniper. À la fin, les soldats se pressent autour de l’adolescente vietnamienne qu’ils viennent d’abattre et qui agonise en psalmodiant ses prières. Tandis qu’Animal Mother suggère de la laisser pourrir sur place, Joker décide de l’achever. Lesté de son innocence, il a achevé sa régression, laissant au spectateur la charge d’interpréter ce qu’il lit sur son visage. Ainsi le film agit-il comme un piège formel d'une extrême habileté : de la vie de tout un chacun à l’endoctrinement puis au comportement sur le terrain des combattants dûment programmés, le chemin peut être parcouru dans les deux sens. L’aller-retour n'est pas une scansion temporelle, c'est un marquage logique, une mise en perspective, la construction de cet axe continu passant comme il se doit par l'utilisation d'éléments discrets, répétés en parallèle, sur le mode du semblable ou de l'opposé et du contraire. La dernière image offre une vision infernale et crépusculaire : un baptême de la mort, un passage du Styx où l’on voit la nuit engloutir une patrouille d’enfants-guerriers qui rentrent au bercail en chantant l’hymne du Mickey Mouse Club. Ne reste aux Stones qu’à entonner leur Paint it black pour entériner la noirceur sans rémission d’une œuvre irréductible aux représentations rassurantes comme aux réflexes conditionnés de la thèse ou de la dénonciation. Full Metal Jacket est un objet déroutant, perturbant, radical, qui résiste et proteste contre les conventions majoritaires du film dominant. Un geste expérimental en somme : broken-cinema.


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Thaddeus
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le 5 sept. 2022

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