Plusieurs jours sont d’ores et déjà passés depuis la sortie de « Furiosa : une saga Mad Max ». Aussi, on se permettra de passer rapidement sur les explications protocolaires : ici, exit Max et ses pantalons en cuir moules roupettes, place à Furiosa : rapide et furieuse enfant enlevée par la désolation, et assoiffée de vengeance suite au meurtre de sa mère par Dementus : pseudo-empereur des motards menant sa horde de barbouzes à travers le désert. Elliptique, la trame de « Furiosa » se dégoupille en cinq chapitres intervenant comme autant de déluges de férocité et d’impertinence, sans aucun personnage moral, liant la folie créatrice des derniers films de George Miller à la violence crasseuse et le rock’n’roll des premiers « Mad Max » ; mais surtout le film n’aura de cesse de tourner autour de ce motif éminemment cinématographique : l’invisibilité.
D’emblée mise en danger par une bande de pillards, la jeune Furiosa est introduite par cette réplique qu’elle souffle à sa petite sœur : « deviens invisible », comme un avertissement au spectateur. Tout du long, il sera question de se dissimuler, de se cacher, de ne pas « faire de vagues », de disparaitre, de se faire passer pour ce qu’on est pas. Pour exemples : Furiosa, caméléon dissimulant durant tout un chapitre sa féminité face aux sbires d’Immortan Joe ; la Terre Verte, lieu caché devenant de plus en plus chimérique au fur et à mesure que l’histoire avance ; Démentus déguisant ses hommes en ennemis afin de faciliter sa conquête de Pétroville… Des notions bien paradoxales pour un film aussi pétulant, et c’est pourtant en agitant ce spectre de l’invisibilisation que George Miller parvient à pleinement iconiser son héroïne au-dessus de cette marre de pétrole où pleuvent les allumettes, tout en présentant une singulière irrévérence. « Furiosa » est rempli de hors-champs, affichant son héroïne éponyme tantôt comme une marchandise, tantôt comme une clandestine, jusqu’à lui donner son aura de « Cinquième Cavalier de l’Apocalypse ».
Cette appétence pour le mythe, elle entre en résonnance avec le précédent film de George Miller, « Trois Mille ans à t’attendre » (2022), blockbuster tourné vers les « Mille et une nuits », abreuvant un important investissement figuratif en narrant l’histoire d’un Génie proposant à une professeur crispée d’exaucer trois vœux, questionnant les rapports entre fiction et réalité. Également, « Furiosa » s’adonne volontiers à une teinte mystique et mythologique, évoquant ouvertement le Valhalla, le Cheval de Troie, l’Empire Romain, la loi du talion, et l’Homme-Histoire, scribe tatouant sur sa peau et sur ses vêtements les grands récits de l’humanité — personnage orientalisant qui est également le seul du film à ne pas vieillir. Tous ces éléments participent à la mise en abîme de la construction d’un récit épique, intention explicitement soulignée dans l’épilogue avec l’introduction d’une voix-off prétendant annoncer les événements tels que « Furiosa les lui a dit ». Puis surtout, la véritable surprise du film : le personnage volontairement décevant de Dementus, jubilatoire antagoniste rempli de sadisme, fou-furieux barbu passant du blanc au rouge, jusqu’au noir, grotesque et burlesque synthèse de la cruauté des hommes.
Sans doute, « Furiosa » s’avère inégale, n’achève pas totalement cette peinture délurée, macabre, grasse et bizarroïde comme seul George Miller est capable de les produire. Épris dans une dynamique où règne la surenchère, le film nous emmène parfois trop loin et trop vite, ses ellipses sont souvent incompréhensibles, entreprenant une séparation bien trop soulignée entre les enjeux purement visuels et chorégraphiques des scènes d’action — ce sont seulement les gestes des personnages qui permettent au montage de passer d’un plan à un autre —, et les enjeux scénaristiques. Mais pour dire vrai : même lorsque le film s’égare il est plaisant de s’y perdre, de constater l’absence et l’impuissance de nos repères spectatoriels. Puis c’est comme ça, les vieux récits : c’est archaïque, répétitif, confus. Balisé dans cette même logique, le récit de « Furiosa » nous met dans une position où il devient quasiment impossible de le regarder passivement, à l’image de Dementus tenant ouverts les yeux de Furiosa durant l’exécution de sa mère, pour plus tard lui suggérer de les fermer tandis qu’il ordonne l’écartèlement d’un quidam.
Dantesque ouragan de feu et de sable, fureur mécanique, déferlement de métal et de plomb. Mais aussi et surtout l’acuité de George Miller (ici réalisateur et scénariste) qui à quasi quatre-vingt ans ne semble jamais avoir été aussi passionnant. En liant la prestance d’un récit mythologique aux motifs du cache-cache, aux spectres du « devenir invisible », le cinéaste-tôlier accouche d’une grammaire œuvrant à la méchanceté, à la furie, à la rage, laquelle trouve ses racines dans le judicieux face à face final, ou Dementus souffle à Furiosa cette phrase résumant à elle seule quarante-cinq années de saga « Mad Max » : « Si on cherche à ressentir des sensations, peu importe lesquelles, c’est uniquement pour oublier notre chagrin. »