Mad Max est un cas exceptionnel de saga cinématographique ayant toujours su se réinventer. La trilogie avec Mel Gibson en était déjà un cas d’école et Fury Road en 2015 n’avait fait que confirmer cette tendance en échappant aux étouffantes étiquettes des productions contemporaines (“reboot”, “legacyquel”) pour tracer sa propre voie. Et si Furiosa est pensé comme un prequel direct du précédent opus, il assume lui aussi et à une toute autre échelle de livrer une vision singulière du fascinant Wasteland enfanté par George Miller


Révolution au milieu du paysage morne des blockbusters, Fury Road s’était imposé comme un modèle tant dans sa mise en scène d’une action viscérale, organique et démesurée que dans sa narration épurée à l’extrême. Loin de négliger la substance de son écriture, la richesse émotionnelle et thématique du film s’y exprimait à travers le mouvement et l’image au sein de cette gigantesque course-poursuite. Conscient qu’il serait impossible de dépasser son propre exploit ou tout simplement ne voyant aucun intérêt à le retenter, Miller adopte ici une posture inverse, si assumée que l’on pourrait presque qualifier Furiosa d’”anti-Fury Road”.


Cela commence notamment par sa narration, à la fois beaucoup plus étendue dans l’espace et le temps. Furiosa se veut être une véritable épopée tragique et épique, retraçant depuis l’enfance le parcours de son héroïne pour en édifier progressivement la légende. Des épreuves successives vont dérober la jeune fille de son humanité en la voyant renoncer à sa voix, son empathie pour l’espèce humaine et même son genre pour épouser la cruauté du désert qui l’a vue naître. Des tribulations qui seront tant physiques, psychologiques que symboliques : la mort imagée de l’héroïne la transforme par exemple en une figure abstraite d’ange noir. Le statut de récit mythologique de la narration est amplifié par différents éléments (le chapitrage, le recours à un narrateur-témoin en la personne de l’homme-histoire) qui rapprochent Furiosa du précédent film du cinéaste : 3000 ans à t’attendre


Choisissant volontairement de minimiser les dialogues du personnage, Miller travaille en priorité le motif du regard. Dès l’introduction du film, Furiosa sera spectatrice malgré elle d’une horreur inimaginable et ne fermera plus jamais les yeux au sein du film. Elle absorbe par le regard toute la désolation du monde et en devient une incarnation de rage et de détermination, constamment aux prises avec son humanité. Narrateur visuel par excellence, Miller exploite habilement la puissance du regard de ses deux excellentes actrices (Anya Taylor-Joy évidemment, mais aussi Alyla Brown dans le rôle de Furiosa enfant) comme principal vecteur émotionnel : désir de vengeance, de liberté, chagrin, ou bien l’évidence du lien noué avec le personnage du Prétorien John, tout passe par l’oeil, sublimé par la caméra. Les thématiques de vengeance et de rédemption sont certes déjà vues mais s’intègrent parfaitement dans l’univers pensé par Miller, terreau idéal pour illustrer les penchants d'une espèce humaine poussée dans ses retranchements. 


Le méchant Dementus, incarné par un Chris Hemsworth jubilatoire, se révèle quant à lui comme le parfait négatif de Furiosa. Palabreur, mégalomane, épicurien et cruel, il est obsédé par la construction de sa propre légende et arbore une image factice d’empereur romain (jusqu’au char tiré par des motos en guise de chevaux). Tour à tour drôle et effrayant dans sa folie, Dementus dissimule derrière ses jacasseries une nature profondément pathétique, celle d’un leader incapable de tenir ses troupes et dont les conquêtes éphémères ne peuvent tenir face à la tyrannie implacable et calculée d’un Immortan Joe. Le personnage pourrait être attendrissant s’il n’était pas aussi détestable. Face à la rage et à la déshumanisation intériorisées de Furiosa, Dementus représente l’autre extrême de la réaction de notre espèce face à sa propre déchéance. 


Après un accomplissement aussi virtuose que Fury Road, parvenir à se renouveler en tant que metteur en scène tenait pour George Miller d’un vrai défi. Que les amateurs se rassurent, le réalisateur australien n’a rien perdu de sa verve de cinéaste d’action. Furiosa comprend ainsi un long segment central en forme de poursuite motorisée qui n’a rien à envier aux moments de bravoure du film de 2015. L’action chez Miller est toujours aussi maîtrisée, alternant mouvements de caméra rapides, cuts secs et plans d’ensemble rappelant l’ampleur de son spectacle. Lisibilité et dynamisme restent les maîtres mots de ce ballet métallique vrombissant. Mais le cinéaste profite également de la forme plus étendue de son récit pour enrichir sa palette. La séquence inaugurale du film ressemble ainsi davantage à une longue traque lancinante qu’à une course effrénée et amplifie les temps-morts pour mieux exacerber la tension. Plus loin, un impressionnant assaut sur le Moulin à balles voit Miller jouer avec une démesure destructrice qui lui va à merveille. 


L’action n’est bien entendu par le seul terrain de jeu du réalisateur. George Miller reste un cinéaste à la fois inventif et généreux, profitant de chaque opportunité pour modeler la forme cinématographique selon ses désirs. La caméra, toujours en mouvement, véhicule souvent plus de sens que les dialogues, lie les personnages, les objets et donne vie au monde du Wasteland. Lorsque le cinéaste pose son cadre, c’est pour composer d’impressionnants tableaux qui subliment son décor et accentuent cette impression de voir une mythologie se construire d’elle-même à l’écran. On s'émerveille régulièrement de transitions créatives entre deux scènes au sein d’un même plan, de plusieurs “impossible shots” (la caméra plongeant dans un œil ou traversant un crâne en même temps qu’une balle). 


Par rapport à Fury Road, le recours plus assumé et souvent plus apparent aux effets spéciaux numériques permet au cinéaste de s’affranchir du filmage “réel” pour explorer de nouvelles formes, mais le rendu visuel global du film en apparaît parfois moins authentique et cohérent. Ce menu défaut est accentué par la photographie du métrage puisque le vénérable John Seale a laissé sa place à un Simon Duggan au CV moins reluisant (de La Momie 3 à 300 2). Soyons clair : le film est souvent somptueux et son artificialité visuelle lui donne parfois une certaine portée picturale. Mais la patine visuelle demeure plus inégale et moins marquante à l'œil que celle de Fury Road et ses teintes irradiées. Un reproche très relatif quand il s’agit d’être comparé à la plus belle photographie hollywoodienne de ces 15 dernières années. 


Jamais gratuite dans ses effets, la caméra de George Miller est toujours au service de son histoire, ses personnages et son univers. A ce titre, Furiosa est probablement le volet de la saga le plus dense en termes de “lore”. Le cinéaste prend un plaisir évident à développer ce qui n’était qu’esquissé dans Fury Road en dévoilant enfin au spectateur le Moulin à balles, Pétroville et en expliquant en long et en large tous les enjeux géo-politiques du Wasteland. On peut percevoir ces enrichissements comme superflus mais il y a un vrai plaisir ludique à voir Miller narrer son univers tel les conteurs qu’il met en scène. D’autant plus que le cinéaste, dans sa démarche passionnée et généreuse, continue de nourrir son monde filmique d’une kyrielle d’influences. L’approche mythologique du récit est ainsi renforcée par une série d’images familières héritées notamment du péplum : le char de Dementus, le remake du Cheval de Troie… Tantôt un énorme cerf-volant en forme de pieuvre renvoie au Kraken, tantôt l’arrivée dans une ville trop calme rappelle les grandes heures du western, sans oublier les nombreuses citations bibliques chères à l’Australien. Miller ne se contente pas de recycler ses symboles préférés mais rappelle que le post-apocalyptique, plus qu’un genre, est un moyen pour l’Homme de reconstruire et réinventer ses propres mythes. 


Furiosa n’est pas un Fury Road 2 et c’est tant mieux. En allant volontairement à contre-courant de son prédécesseur tout en l’enrichissant à chaque photogramme, le dernier-né de George Miller continue de forger l’héritage d’une saga aussi versatile dans ses formes que cohérente dans ses intentions. Loin du cynisme bien trop fréquemment de mise à Hollywood, le virtuose australien construit une fable aussi spectaculaire qu’universelle, et sans doute la production de cette ampleur la plus unique, passionnante et passionnée qui soit… Jusqu’au prochain Mad Max ?

Yayap
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le 26 mai 2024

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