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Premier film pour le duo Fanny Liatard / Jérémy Trouilh, "Gagarine" est un objet étrange et audacieux qui apporte un regard de cinéma neuf sur la banlieue. Une belle réussite.
L’enjeu du regard
Il y a eu La Haine, Les Misérables. Il y aura Gagarine. Représenter la banlieue reste toujours un enjeu important pour éviter de tomber dans les écueils et les clichés. Le faire différemment, apporter un autre regard, une autre vision : voilà l’enjeu majeur de ce premier long-métrage. La proposition n’est pas dénuée d’originalité et l’on en ressort envoûté par l’initiative.
Juin 1963. Youri Gagarine vient inaugurer la cité de 370 logements et ses ornements de briques rouges, situé dans la région d’Ivry-sur-Seine. Le film de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh débute avec ces images d’archives, montrant la liesse et les visages joyeux de l’époque. On saisit le passé par l’archive afin de parler des souvenirs dans le présent.
Puisque le temps est passé, les espérances se sont tues, laissant place à la précarité et la débrouillardise. Ces briques usées sont imprégnées de souvenirs, de bribes de vies, d’histoires riches, parfois belles, souvent douloureuses. Ces briques seront bientôt détruites, et les souvenirs qu'ils incarnent seront eux, évaporés. Un jeune homme, Youri (Alséni Bathily), décide d’entrer en résistance. Il sera accompagné notamment de Diana (Lyna Khoudri) et de Dali (Finnegan Oldfield), entre histoire de cœur et d'amitié.
Le film met en scène un événement qui a effectivement eu lieu, à savoir la destruction de cette cité Gagarine en 2019. De cet événement factuel, les deux jeunes cinéastes vont en tirer un drame mélancolique et poétique, préférant la puissance des images à celle du drame social, pourtant toujours à l’affût.
Résistance poétique
Il y a deux personnages qui cohabitent inlassablement dans ce premier film. Youri, le jeune, mais aussi Gagarine, l’immeuble. Toute la mise en scène tend à personnifier ces bouts de bétons, ces morceaux de briques. Kubrick filmait l’espace avec des maquettes dans un mouvement harmonieux et perpétuel, tel un balai. Ici les deux cinéastes utilisent une grammaire cinématographique suffisamment surprenante pour susciter la curiosité et l’admiration. De grands mouvements amples se succèdent pour donner corps et vie à ces bâtiments, en s’amusant notamment avec la géométrie des lieux, dans leur ensemble mais également dans de petits détails. La mise en scène s’attarde beaucoup sur les éléments, câbles, grues, ciment, fumée…
Avec ces choix esthétiques, Fanny Liatard et Jérémy Trouilh donnent au film social une couleur onirique très rafraîchissante. Ils n’évitent pas la contextualisation sociale nécessaire à ce type de film mais décident de rapidement et pleinement épouser leurs aspirations esthétiques. Uniquement pour ces choix, Gagarine fait événement. Parce qu’avant d’être un film social sur la banlieue, Gagarine est une résistance poétique, un message d’amour à l’âme des lieux et la préservation des souvenirs.
Au fur et à mesure que la cité, de plus en plus insalubre, se vide de ses habitants, le film tend vers l’étrange, l’onirique et l’envoûtement. Youri se fait oublier, devient fantôme de ses murs qu’il décore comme une capsule spatiale. Gagarine nous embarque alors dans une distorsion du temps et de l’espace audacieuse et inattendue, bien que pas toujours aboutie dans l’ensemble, la faute à un manque de personnification et d’attachements aux différents personnages. Un déficit peut-être dû à un casting prestigieux de jeunes talents mais qui peine à représenter de manière crédible chacun des personnages.
Mais l’essentiel est bien là. En proposant un regard neuf et un traitement innovant de la politique des banlieues, et malgré ses petits défauts de premier long-métrage, Gagarine est un pari risqué et réussi où l’onirisme l’emporte, jusqu’au bout.