"Gagarine", c'est un film qui nous parle de l'attachement que l'on peut éprouver envers les lieux dans lesquels on a vécu.
Youri vit dans la Cité Gagarine à Ivry-sur-Seine. Celle-ci, vétuste, est vouée à la démolition et ses occupants, souvent là depuis de nombreuses années, à être relogés et dispatchés ailleurs. Mais Youri, qui tient son nom, sa passion pour l'astronomie et son rêve d'être astronaute, de la Cité où il a grandi, est prêt à tout pour la sauver ou à défaut, refuse de la quitter. La Cité Gagarine existait vraiment et a été détruite en 2020 ; les prises de vues ont été réalisées sur place en 2019.
Le lien qui unit Youri à sa cité Gagarine est évidemment exceptionnellement fort ; mais nous avons probablement tous déjà ressenti ce pincement au cœur du départ, lorsque l'on quitte un appartement qu'on a habité quelques années, et que l'on jette un dernier coup d'œil au pièces vides, démeublées, dépeuplées, avant de fermer une dernière fois la porte sur un endroit où l'on a vécu, éprouvé, ressenti, et où l'on ne vivra, éprouvera, ressentira, plus jamais. Cependant, ces départs étaient probablement voulus, et menaient vers un nouveau domicile que l'on pensait être meilleur que celui quitté. Or, c'est le contraire pour Youri : il a vécu toute sa vie dans sa cité, c'est en très grande partie tout ce qu'il connait du monde - comme on le sait, les grands ensembles peuvent vite devenir des petits univers autonomes et à part entière. Plutôt que de la quitter, il préfère donc s'y claquemurer et y construire un vaisseau spatial, qui lui permettra in fine de s'envoler en rêve dans son vaisseau-cité, afin de lui éviter la démolition.
Le rythme est bien mené, et la démarche de Youri est scénaristiquement soutenue par
l'amour
qui se noue entre Youri et Diana, la jeune Roms restée également au quartier avec sa famille sur un terrain vague : ainsi, il a une personne à qui montrer
son potager, ses tomates du Québec et ses installations spatiales au cœur du bâtiment déserté,
une personne avec qui partager son rêve. Ce qui permet d'éviter une introspection du personnage principal qui aurait pu se révéler trop désincarnée et absconse. Finalement, il le partage même avec son dernier voisin,
un dealer qui demeure sur place, dans un premier temps, afin de pouvoir continuer son business; le spectateur se rendra compte plus tard qu'en fait, lui aussi considère l'endroit comme sa maison et veut y rester car il n'a nul part où aller.
Tous les trois, ils partagent des moments de joie et de rire
dans "l'appartement spatial" de Youri où ils vivent désormais cachés, et donc libres.
Les personnages vivent un bref temps d'idylle avant que bien vite, l'intraitable et affreuse réalité ne les rattrape et ne reprenne ses droits,
le camping-car de Diana se trouvant également réduit en miettes par la police. Elle doit alors suivre sa famille et partir, abandonnant alors Youri à son sort.
Commence alors une séquence
horrible
pour Youri,
seul, frigorifié -c'est l'hiver, le fonctionnement de sa capsule étant complètement compromis par la destruction progressive de l'immeuble et de ses réseaux d'eau et d'électricité,
afin un dénouement qui nous saisit au coeur, jusqu'à la dernière seconde du film.
La réalisation et la photographie sont également remarquables, réaliste ou onirique ou poétique. Je garde notamment en tête la scène où Youri et sa voisine qui veille un peu sur lui, après avoir fait plusieurs aller-retours pour déménager solidairement les affaires d'un vieux voisin alcoolique, discutent quelques instants. Un champ / contre-champ s'enchaînent alors, plusieurs fois, en fonction de qui des deux s'expriment, filmant à travers les vitres de la voiture. Lorsque l'objectif capture Youri, qui angoisse de quitter la cité, on voit clairement à travers les vitres ladite cité, imposante en arrière-plan, présente, pesant sur Youri ; alors que lorsque l'objectif capture la voisine, les balcons et les briques rouges de la façade de la cité apparaissent en reflet flou sur la vitre, comme si pour la voisine, au contraire, la cité n'était déjà qu'un souvenir, s'effaçant.
Plein d'autres choses peuvent être dites, mais en tout cas, Gagarine est un film magnifique, à voir absolument. (Et un premier film en plus! bravo!)