Kénaoui, boiteux aussi diminué physiquement que mentalement, à une obsession nourri par sa frustration sexuelle pour une vendeuse à la sauvette aussi plantureuse qu'insolente, Hanouma. Sauf que celle-ci est déjà promise à Abou Seri, porteur de bagages se battant pour syndicaliser les vendeurs et commerçants travaillant à la gare du Caire. Derrière ses combats sociaux, ses difficultés économiques et ses relations humaines, tous les ingrédients d'un drame à venir frémissent avant une future explosion inévitable.
13 ans après Rome, ville ouverte le film de Youssef Chahine reprend tout ce qui fait la saveur et la modernité du néoréalisme italien. Il y a dans le film une description passionnante par le biais de la simple vie des personnages et de leurs dialogues d'une époque et d'une société égyptienne devenue République depuis peu. On sent aussi le début du socialisme de Nasser par le biais du personnage de Farid Shawki, Abou Seri, qui se bat pour créer un syndicat et développer un droit du travail au sein de la gare pour les travailleurs. Ce réalisme palpable se ressent aussi dans les dialogues et les relations des personnages. Qu'elles soient amicales, amoureuses, haineuses, que ce soit homme-femme, employeur-employé. Tout donne une sensation de vrai à chaque instant, comme une captation sur le vif de discussions plus que de dialogues écrits.
Mais cette modernité ne se manifeste pas que dans le fond mais aussi et surtout dans la forme. Nous ne sommes pas encore dans l'expérimental des nouvelles vagues de différends pays qui suivront mais on sent déjà les balbutiements de celles-ci. Dans certains plans il y a une modernité folle : un visage déformé par un miroir, de très gros plans sur le visage de Kénaoui joué par Youssef Chahine lui-même avec ses yeux d'un noir intense, des jeux de lumière à la avec des lampadaires, des séquences au montage d'un dynamisme fou pour l'époque.
Ses expérimentations visuelles novatrices sont en plus couplées avec la beauté de la mise en scène, de nuit comme de jour Chahine développe à différents niveaux un travail sur le contraste plus ou moins intense, à des zones distinctes à différentes profondeurs du cadre. Il renouvelle son image quasiment chaque minute, donnant un noir et blanc absolument magnifique. Je retiendrais particulièrement la séquence finale de nuit dans le train brillante dans son jeu d'ombres ainsi que la première partie avec les vendeuses à la sauvette où j'ai été ébahi devant la richesse de l'image que j'avais devant moi. Avec ce train au noir métallique, le sol poussiéreux gris, le ciel blanc, les personnages au centre aux tenues et nuances de couleurs toutes différentes se déplacent avec la caméra jusqu'à ce jet d'eau blanc sortant du tuyau. Je passe tous les micro détails qui enrichissent encore plus ce plan. Lui comme énormément d'autres encore sont ceux qui m'ont bouche bée de beauté.
Le film garde sa puissance et son aspect novateur quasiment 65 ans après sa sortie. D'une ingéniosité dans sa lumière pour fournir l'un des plus grands chefs d'oeuvre de son pays et de son réalisateur. Le nombre de personnes l'ayant vu sur SC est presque un scandale au vu de toutes les qualités et la réputation amplement mérité qu'a le film.