LE cinéma
"Gerry" est de ces très rares films qui ne s'expliquent pas. Il suffit d'accepter de marcher avec ces deux personnages, de se laisser guider par un réalisateur en apesanteur, et vous vivrez un moment...
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le 20 août 2011
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C’est un jeune homme aux traits fins, assis près d’un feu de camp avec son camarade d’équipée. Le silence n’est troublé que par le crépitement des flammes et les bruits étranges d’une nature plongée dans l’obscurité. Il lance tout à trac : "J’ai conquis Thèbes." Et d’expliquer comment la déesse Déméter, devenue jalouse de sa bonne fortune, a décidé de semer sa route d’embûches. Récoltes détruites, inondations, éruptions volcaniques, famine et rébellion… L’autre est stupéfait. Si ces garçons, tous deux prénommés (ou surnommés) Gerry, se retrouvent à discuter des gloires et déconvenues que l’un d’eux a vécues dans un jeu vidéo, c’est parce que par une chaude après-midi, après avoir parcouru un sentier de randonnée, ils ont bifurqué, emprunté un raccourci, retourné sur leurs pas, et fini par s’égarer. Les voilà pris au piège de la Vallée de la Mort, dont les montagnes ridées déploient les variations continues de la matière, et qu’ils vont progressivement identifier comme leur tombeau. Premier volet d’un ensemble informel que l’on a baptisé la "trilogie funèbre" (Elephant et Last Days en constitueront les volets suivants), Gerry est d’abord l’émouvante radioscopie d’une amitié, de son essence, de ses codes et de ses irréfragables manifestations. S’il dépeint leur relation fusionnelle jusque dans la perte d’identité, Gus Van Sant transmet aussi la désorientation multiple qui s’empare des protagonistes : perdus tous les deux, perdus séparément et bientôt perdus l'un pour l'autre, dans un dédoublement schizophrénique qui va croissant. À ce titre, l’œuvre est loin de n’être qu’un fulgurant choc esthétique et s’affirme d’abord comme le roman très sentimental d’une fraternité défaite. La démarche, le langage, les murmures des personnages quand les assauts conjoints de la poussière, de la chaleur, de la faim et de la soif consument ce qu’il leur reste d’énergie composent une poignante odyssée de la dissolution et de la perdition. Le périple est sans espoir mais détendu, à la fois drôle et terrible, désinvolte et pathétique, absurde mais gonflé d’une charge affective qui transparaît à chaque image.
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Rares sont les films affichant avec une liberté aussi impérieuse leur politique de table rase. De cette exonération à toutes les lois de la narration traditionnelle naît bien sûr la puissance de fabulation d’un récit qui, malgré son dispositif minimaliste et sa nudité absolue (deux acteurs, une caméra, un décor à perte de vue) atteint peu à peu les proportions de l’épopée. Dès les premiers instants on est devant ce que Kant appelle un phénomène, c’est-à-dire ce qui apparaît sous les conditions de l’espace et du temps, ici et maintenant. La voiture roule, la caméra la suit et la route défile. Pendant plus de deux minutes rien ne vient modifier le mode d’apparition à l’écran de cette troïka. La longueur du plan et l’absence de sons ambiants, sous la musique planante et répétitive d’Arvo Pärt, renforcent la sensation d’un présent en suspension auquel on est incité à s’abandonner. Bel exemple d’image-cristal. Par la suite, le film se livre à la contemplation élégiaque d'un lieu déshabité, minéral et polymorphe qui déploie ses métamorphoses devant l’objectif, tandis que le temps s'éternise dans la durée concrète quand il ne se précipite pas en des failles elliptiques. Une minute après l'autre, il témoigne de cette insistance à ruiner l'action qui passe notamment par l'éviction durable des corps dans le hors-champ. Seulement portés par la pression qui les guide, les promeneurs suivent un parcours improbable qui les mènent des montagnes rocailleuses aux dunes sub-sahariennes, de la lande orangée à un lac de sel, du tableau figuratif au monochrome immaculé. On glisse insensiblement des États-Unis vers l’Argentine, on termine sur la Lune. L’écran large monumentalise l’effrayante splendeur des paysages qui défilent, et au sein desquels les Gerry avancent mais ne bougent pas. Leur course, accordant le statisme au voyage et la solitude à la compagnie, fascine jusqu’à l’hypnose.
Gus Van Sant filme le désert à la fois comme un espace théorique dont la capacité de symbolisation épuiserait l'étendue des choses et en contiendrait tous les contenus possibles, et comme un milieu sensoriel où l'on s'enivre de l'expérience de l'oubli de soi, jusqu'à l'extase ou la folie. Trou noir venant avaler ceux qui y pénètrent, il est aussi le lieu d'un désastre immémorial et effrayant qui, comme dans Elephant, est moins du ressort de la fatalité ou d'une quelconque détermination psychologique ou morale que le fait d'une "obscure clarté", d'une transparence crépusculaire et évidée du monde. Cette prescience se joue aussi sur le mode burlesque, ainsi qu’en témoigne la scène formidablement incongrue où, après un échange surréaliste, Gerry-Affleck, arrivé et bloqué on ne sait comment sur un énorme rocher, attend à la cool, avec une patience goguenarde, que l’autre arrange un petit tapis de sable pour amortir son saut. Captifs de la limpidité de la lumière, les personnages évoluent dans un espace trop resserré ou dilaté pour qu’ils puissent y trouver une place. Écrasés par l’emploi de courtes focales et de grand-angles, ils collent et adhèrent aux roches et aux herbes jaunies, sont piégés par l’immensité d’un cadre qui s’offre tel un grand aplat délavé, ocre et bleu. Cette traversée pourrait aussi bien figurer le retour à une origine archaïque et primitive que la projection dans un futur aveuglant. Mais ce qui regarde plus sûrement les randonneurs se situe en dehors du temps, ou plutôt dans ce présent permanent et absolu qu’est l'éternité. La fluorescence et la translucidité des couleurs composent un monde hyperréel sur lequel le regard est condamné à glisser. Et le sens de la catastrophe dont témoigne le cinéaste est corrélatif d’un geste cosmologique : lorsque des vagues de nuages défilent à grande vitesse et roulent les unes sur les autres tandis que la terre reste immobile, c’est comme si l’univers séparait ses éléments, se reconfigurait, se recombinait sous nos yeux.
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Images et sons sont régis par le même dépouillement, la même note organique, sensuelle et dramatique. Les effets s’ajoutent sans s’annihiler dans une osmose qui conduit à une sorte d’extra-perception optique et auditive. Un travelling latéral accompagne les garçons cheminant côte à côte et sans un mot : le bruit amplifié des pas scande le mouvement des têtes qui progressent en rythme ou à contretemps et dessinent une chorégraphie atteignant à l’abstraction pure. Les plans serrés les assimilent aux tectoniques des plaques et font ressentir à la fois l’épreuve d'une marche qui s'étire et l’énergie tellurique des éléments. Gerry est un genre de film-Stonehenge fonctionnant comme un alignement de blocs de pierre. Plus tard, les promeneurs désœuvrés tentent de décrypter leur itinéraire au moyen de dessins tracés sur le sol et cherchent à s’orienter grâce aux points cardinaux. Le montage alterne avec une régularité métronomique leurs visages et des flashbacks hallucinatoires, filmés en constants et brutaux décadrages, laissant apparaître furtivement quelques inserts mentaux comme des indices (un panneau indicateur, un pouce levé, un bout de route ou de sentier), tandis que le dialogue confine au ressassement stérile. Le pas de côté effectué au début de la balade a fait vaciller l'ordre du monde. Les Gerry s'efforcent à présent de nommer le visible pour le rendre lisible mais ils disposent seulement de données qui échappent à toute rationalité, au même titre que leur mémoire. L'espace multiple et changeant où ils se meuvent précipite un exercice de concentration active, intégrant par exemple le spectateur dans une enfilade de points de fuite lorsque, au bout de leur parcours, ils avancent péniblement l’un derrière l’autre, tels deux cadavres reliés par une cordée. Si la distance qui les sépare ne varie jamais, si leur vitesse et leur démarche restent rigoureusement identiques, le lent écoulement des minutes fait succéder le jour levant à la nuit noire, de sorte que le premier photogramme du plan ne ressemble absolument pas au dernier. Imperceptible à vue, le changement s’insinue dans la durée, l’épiphanie s’opère dans le fond. C’est par de prodigieuses fulgurances comme celles-ci que l’œuvre, entre tournis et divagation, lucidité et illusion, étourdissement fantasmatique et terreur tranquille, atteint l’expression d’une angoisse ontologique.
Le cinéaste fait de ses protagonistes les sujets d'une errance mythologique, renvoyant à la fois à Thésée, jeté avec ses compagnons dans le dédale de Knossos, et au Minotaure, voués à la déambulation perpétuelle. Les déplacements sémantiques de Gerry vers L'Iliade et L'Enéide, où la légende se mêle à l'Histoire, détachent le film du réel pour le placer sous le signe du virtuel où seul importerait le déplacement et son impulsion. Les égarés sont comme les derniers survivants d’une humanité béante, soufflée par un instinct physique qui la maintient cruellement en vie. Dans la géographie vierge du désert, l'incessante mobilité est soumise à une intransitivité radicale. Seule est donnée à ressentir la loi fatidique de la gravité qui entraîne les randonneurs vers le centre de la terre. Ayant atteint le stade ultime de l’épuisement, ils coulent à la fin comme un liquide corrosif et s’allongent sur le sol, inaptes à résister à la pesanteur. Le soleil est au zénith. "Je m’en vais", souffle Gerry-Affleck. Il tend le bras vers Gerry-Damon, celui-ci le repousse puis se saisit de lui dans une étreinte fatale. Les deux corps s’enroulent dans une ultime lutte, tel un serpent lové s’étouffant lui-même. L’ami offre le trépas rapide, il accompagne celui qui ne peut souffrir de mourir seul. Aboutissement splendide d’une fiction allégorique dont les personnages, statues de sel menacés d’effacement, fantômes en devenir, n’auront pourtant cessé d’imposer l’épaisseur de leur présence. Pour ne pas les perdre, il aura fallu continuellement s’attacher à leurs pas, revenir sur les lieux, les faits et les souvenirs. Sortir du cycle suppose une nouvelle bifurcation. Ce sera l’apparition spectrale de la circulation automobile, irréelle comme un mirage de plus, depuis la surface blanche, cœur du labyrinthe, où un destin a été scellé. La route demeure invisible mais le flux qui anime la ligne d’horizon offre prise au regard et indique enfin une direction. L’illimité enfermait l’être à l’intérieur de sa folie, la limite le restitue au monde, fût-ce à l’état de corps pétrifié, désormais étranger aux autres et à lui-même. Gerry offre à qui veut le voir ce vertige de la raison.
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Créée
le 4 sept. 2022
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