En 2000, seulement quelques mois après les fusillades des lycées Columbine et W.R. Myers, *sortait Ginger Snaps, un teen-movie canadien traitant du mal-être de l’adolescence. Ecrit par Karen Walton et réalisé par John Fawcett *(qui signait alors sa première œuvre portée sur grand écran), cette production indépendante remettait au goût du jour le film de loup-garou, près de 20 ans après la sortie des canons du genre. En établissant un lien métaphorique entre la lycanthropie et la puberté, le film abordait, pour la première fois, cette thématique sous le prisme du féminisme.
Ginger Snaps met en scène deux sœurs qui partagent une fascination pour le morbide : Brigitte (Emily Perkins) et Ginger (Katharine Isabelle) Fitzgerald. Respectivement âgées de 15 et 16 ans, elles affichent avec véhémence un anticonformisme qui leur vaut de se retrouver marginalisées. Les deux adolescentes vivent à Bailey Downs, une ville de banlieue canadienne morose, peuplée d'êtres insipides dont la vie est perturbée par la récente omniprésence de cadavres de chiens étripés par une créature non-identifiée. Lors d'une promenade nocturne, Ginger se fera attaquer par cette même créature, attirée par l'odeur des premières règles de la jeune fille. Ginger entamera alors une lente transformation conditionnée par son cycle menstruel...
Si le lien entre le mythe du loup-garou et les changements du corps et de l’esprit qu’engendrent la puberté semble être le fil conducteur du film, il convient de remarquer que cette idée avait déjà été développée en 1957 par Gene Fawler Jr. dans I Was a Teenage Werewolf. Le spectateur aguerri pourrait alors se demander ce qu’apporte réellement Ginger Snaps à un genre aussi éculé que le film de loup-garou… La réponse est aussi évidente que les enjeux de cette œuvre sont multiples. Tout d'abord, Ginger Snaps a pour vocation d'explorer les affres du passage à l'âge adulte. Brigitte et Ginger sont en effet liées dès le début du film par un pacte macabre : elles s'enfuiront ou se suicideront ensemble avant que la cadette n’atteigne l'âge de 16 ans. En attendant cette date fatidique, les deux adolescentes s'amusent comme elles le peuvent, leur activité favorite étant la mise en scène photographique de leur propre suicide. Cette crainte de la puberté est liée à leur vision profondément négative du monde. Les deux sœurs méprisent leurs parents et, plus généralement, le moindre adulte ultra-conformiste qui les entoure. Elles se disent prêtes à tout pour ne pas devenir un automate souriant et chiant comme la mort ou, à l'instar des autres lycéens, une bombe chargée d'hormones. Leur marginalité est soulignée par la mise en scène de John Fawcett, qui prend le parti de faire éclairer ses plans de manière excessive - à la limite de la surexposition - offrant ainsi une saturation vaguement arty des couleurs vives, créant un contraste avec les vêtements sombres et les teints excessivement pâles des deux personnages principaux. Brigitte et Ginger sont solitaires, cyniques, à la limite de l'arrogance. Bref, deux rebelles terriblement clichées déjà apparues des milliards de fois dans l'histoire du cinéma.
Pourtant, derrière cette exposition synopsistique (un brin) sardonique se cachent des éléments scénaristiques plus intéressants : Ginger Snaps adopte un point de vue exclusivement féminin, chacun des protagonistes masculins servant uniquement de faire-valoir. La lycanthropie assimilée à la puberté devient alors un objet de satire sociale. Si les deux sœurs Fitzgerald expriment un tel dégoût du monde des adultes, c'est parce qu'elles sont sans cesse confrontées à l'image de leur mère (interprétée avec maestria par Mimi Rogers), caricature hystérique de la femme au foyer issue d’une classe relativement aisée. Pam, comme elles l'appellent, affiche un sourire forcé, exhibe des couleurs criardes et prépare des gâteaux pour célébrer le fait que du sang et des débris tissulaires s'échappent du vagin de sa fille aînée. L'infirmière du lycée, que Ginger consultera à l'occasion de ses premières menstruations, offrira une vision tout aussi consternante du statut de la femme dans la société, en louant avec passion le symbole de la fécondité de la jeune fille (alors que celle-ci commence à présenter des signes évidents de sa transformation). Quant aux autres lycéennes... elles ne sont pas moins affligeantes, tant leur hyper sexualisation et leur envie de plaire semblent être leurs principales préoccupations... Spectatrices de ce théâtre humain désolant, Brigitte et Ginger perçoivent l'arrivée de leurs règles comme une malédiction, comme un premier dérèglement hormonal susceptible des les précipiter dans la norme. Comme elles le disent si bien, elles déplorent le fait que la nature les rattrape alors qu'elles ont passé leur vie à essayer d'être différentes…
Lorsque Ginger sera frappée par une double malédiction (« l'une naturelle », l'autre surnaturelle), le moindre tourment causé par sa puberté se retrouvera exacerbé. C’est ici que la métaphore atteindra son paroxysme. L'adolescente, au cours de sa transformation, sera à la fois fascinée par sa nouvelle singularité et révulsée par la puissance de ses pulsions. Ses penchants pour l’anthropophagie et pour le sexe (la chair et… la chair) ne feront d'ailleurs plus qu'un - la lycanthropie se révélant être sexuellement transmissible au cours du film. Quand elle prendra conscience des facultés de son nouveau corps et de son pouvoir d'attraction, ses choix entraîneront un schisme entre sa sœur et elle. Constamment dans l'ombre de son aînée, Brigitte (Bee, pour les intimes) ne commencera à s'affirmer que lorsque les instincts primaires de Ginger referont surface. Elle deviendra finalement le personnage principal du film. Moins attirante que sa sœur - l’actrice est enlaidie par une perruque immonde - extrêmement introvertie et sensible, Bee refusera d'être dévorée par la jalousie possessive de Ginger, qui, de son côté, a décidé de s'émanciper de son statut de future-reproductrice-opprimée-par-la-violence-symbolique. La cadette se retrouvera alors déchirée entre la monstruosité pulsionnelle de sa sœur, le pacte qui les unit, et l’image sinistre que lui renvoie sa mère. Elle devra malgré tout trouver sa place dans la société.
La richesse relative des personnages de Brigitte et de Ginger repose en grande partie sur la caractérisation des autres membres de la famille Fitzgerald. Ensemble, ils créent un équilibre offrant au film toute sa cohérence. Le père, « incapable de comprendre le monde des femmes », représente le cadre familial hypocrite et aseptisé contre lequel se rebellent les deux sœurs. Il est par ailleurs suffisamment effacé pour recentrer l’intrigue sur les personnages féminins. La mère, Pam, incarne quant à elle la figure féminine que ses deux filles détestent plus que tout : la femme au foyer agréable, toujours souriante, et, semble-t-il, dénuée de toute personnalité. Si les personnages de la famille Fitzgerald sont intéressants, bien écrits et plutôt bien interprétés, ils offrent un contraste cruel avec les autres personnages du film, typiques des teen-movies. Si ce contraste ne fait que renforcer la singularité de Brigitte et de Ginger, il révèle le principal défaut du film : son terrible manque de mesure.
Le scénario est meurtri par une trame désarticulée bourrée de personnages parfois nanardesques. Au niveau de la mise en scène, on oscille entre quelques fulgurances visuelles… et des cadrages débullés, une utilisation des distances focales et des ralentis parfois dignes des téléfilms allemands qui ont détruit votre jeunesse… Ginger Snaps apporte à sa cible adolescente un film ayant une prétention intellectualiste toute relative - mais néanmoins présente jusque dans la promotion de l’oeuvre, qui évoque la métaphore principale avec la subtilité d’un parpaing - tout en prenant soin de gaver cette même cible des clichés débiles qui pullulent dans les teen movies. Mais… c’est aussi ce qui fait son charme. Ginger Snaps est un film raté à bien des égards : les acteurs offrent des prestations inégales, la musique est aléatoirement réussie/choisie, c’est parfois filmé par-dessus-la-jambe-avec-l’eau-du-bain-qui-tire-sur-l’ambulance et même certaines des scènes les plus réussies traînent en longueur. Pourtant, ses fulgurances esthétiques occasionnelles, son imagerie gore venue de nulle part, son body-horror Cronenbergien (ultra cheap), ses animatroniques dépassées et ses qualités d’écriture en font une œuvre bâtarde, hautement appréciable et terriblement touchante dans la pureté de ses intentions. Ginger Snaps a tout le charme des gâteaux ratés que vous préparait votre adorable môman, dont le croquant de la croûte légèrement brûlée enveloppait avec amour le fondant du chocolat. Il fera ressortir l’adolescente rebelle qui sommeille au plus profond de vous, celle qui lève ses petits poings crispés vers le ciel pour dénoncer l’absurdité de ce monde avant de s’attendrir, en cachette, devant une histoire à l’eau de rose en buvant son cacao.