[cet article, plus qu'une critique, s'inscrit dans une série intitulée t'as du clito, que tu peux retrouver sur mon blog : https://atlanticlub.wordpress.com/2018/10/07/tas-du-clito-episode-quatrieme ♡]
« The misapprehension about gender performativity is this : that gender is a choice, or that gender is a role, or that gender is a construction that one puts on, as one puts on clothes in the morning, that there is a 'one' who is prior to this gender, a one who goes to the wardrobe of gender and decides with deliberation which gender it will be today. » — Judith Butler, Bodies That Matter: On the Discursive Limits of "Sex"
Au début de la création de mon blog, j’ai intitulé cette série d’articles « t’as du clito », empruntant l’expression lancée par la réalisatrice Houda Benyamina lors de son discours de remerciements, alors que son premier long-métrage, Divines, remporte la Caméra d’Or au festival de Cannes de 2016. J’ai donc donné ce nom à mes petits articles, afin de faire un joli pied de nez à son équivalent bien agaçante « t’as des couilles », pour montrer que les femmes aussi savent s’imposer, au travers d’une galerie de portraits divers et variés. Néanmoins, le portait que je m’apprête à brosser aujourd’hui me permet de rectifier un point. Toi, la jeune — ou moins jeune — femme qui lis ces lignes, ce n’est pas parce que tu n’as pas de clitoris, que tu es moins femme que moi. Et toi, l’homme qui n’a pas de pénis, sache que tu n’en es pas moins homme qu’un autre. Le genre est une notion en constante évolution, au gré des recherches et des (r)évolutions produites au sein de la société. En effet, parler de genre, au lieu de sexe, c’est déjà introduire un certain trouble dans ce qui paraissait être une évidence. Cette notion fait une différence. Dès que l’on se met à parler de genre, on introduit une interrogation. Enfin, je ne suis ni Judith Butler, ni Michel Foucault, et pour vous interroger plus profondément sur les questions de sexe et genre, je prends soin de vous laisser les références nécessaires à la fin de cet article.
Passons plutôt à notre thème principal. Le mardi 2 octobre s’est tenue à Paris l’avant-première du premier film du réalisateur belge Lukas Dhont, Girl. Ce long-métrage suit le parcours de Lara, une adolescente transgenre de 16 ans, mais surtout, apprentie ballerine. En 1h45, Dhont s’attache de facto à montrer à son spectateur, comment Lara parvient — ou surtout, ne parvient pas — à concilier ces deux poids qui font de son existence un exercice de funambule peu aisé.
L’idée du film est née dans l’esprit de son réalisateur en 2009. Ce dernier, alors âgé d’à peine 18 ans, était scolarisé dans un lycée catholique. C’est au détour d’un article qu’il découvre l’histoire d’une jeune femme souhaitant devenir danseuse étoile, qui devient dès lors, son héroïne. Presque 10 ans plus tard, c’est à son tour de raconter l’histoire de cette héroïne, afin qu’elle devienne la nôtre, selon ses propres mots.
Lara est donc une adolescente belge. Elle vit avec son père célibataire et son petit frère. Elle s’apprête à commencer le traitement hormonal qui lui permettra, par exemple, d’avoir des seins, ainsi que d’autres attributs liés au sexe féminin. C’est là sans doute, l’une des grandes qualités du film : jamais il n’est pudique, jamais il n’est gêné, jamais il fait de l’existence de Lara un tabou. Les opérations permettant à Lara d’avoir un utérus — dont par exemple, la vaginoplastie — sont expliquées en termes médicaux lors d’un entretien entre elle et ses médecins, en présence de son père, dans une atmosphère bienveillante suggérée par des couleurs douces et des regards conciliants. C'est en effet au sein d'une famille monoparentale que la protagoniste évolue, dans laquelle le père agit comme un ange gardien, soutien indéfectible auprès de ses deux enfants. Par conséquent, c'est bien la recherche du réalisme, plutôt que de l'emphase ou a contrario, de la litote, dans le récit de Dhont, qui fait du long-métrage un succès.
« Mais tu es déjà une fille. Toi tu voudrais déjà être une femme. » — Mathias.
Mais doit-on acclamer un film seulement pour son contenu politique ou social, engagé, tant est que les valeurs qu’il défend soient les nôtres ? C’est possible, mais rappelons que le cinéma est un art. C’est-à-dire qu’au-delà du message (le fond), la manière de le transmettre est tout aussi importante (la forme). Et Girl excelle dans les deux.
Rapprocher Lukas Dhont de son homologue canadien, Xavier Dolan, est aisé — bien que le second soit bien plus exubérant dans sa réalisation, face à une vision plus épurée chez Dhont. Au-delà du sujet que Dolan avait traité dans Laurence Anyways, certains aspects de leur réalisation sont semblables, notamment au niveau des couleurs utilisées. La colorimétrie de Dhont est toujours très douce et aérienne, mais revient éternellement aux couleurs primaires : jaune, dans les scènes familiales, bleu, à l'école de danse. Rouge, parfois, alors que Lara connaît ses premiers émois et expériences sensuelles. Rouge aussi est le sang qui couvre ses orteils après ses entraînements de ballerine, filmés de manière anxiogène : la caméra bouge tant qu’il est difficile de suivre les mouvements des danseurs, et ce, de façon de plus en plus appuyée à mesure que le long-métrage avance.
Filmer la danse, filmer les corps donc, ces corps désignés « féminins » surtout, par opposition au corps « masculin » rejeté par Lara, souffrant des nombreuses violences infligées par elle-même sur sa propre personne, via la négation de soi, et violences des autres : violence des mots, violence du « il », violence du regard et de la mise à l’écart. Pourtant, ce corps peut aussi être sublimé : lorsque Lara enfile une belle lingerie, lorsqu’elle prend sa douche pour la première fois en compagnie des autres danseuses, accompagnée d’un ralenti qui n’est pas sans rappeler la scène d’ouverture de Carrie (Brian de Palma), clin d’oeil adéquat, tant Lara et Carrie sont deux adolescentes en conflit avec leurs corps respectifs.
Pour conclure, je dirai que la réussite de Lukas Dhont, est ici de livrer un film qui parvient, malgré son sujet, à ne jamais tomber dans le drame lourd ou sentimentaliste. La vision est juste, la vision est réaliste, la vision est aussi cruelle que peut l’être la vie des personnes transgenres. Ainsi, pour toutes ces raisons, Girl est un film beau et important, qu’il est nécessaire de voir.