ATTENTION, CETTE CRITIQUE CONTIENT DES SPOILERS (CACHES EN GRIS). Abstenez vous si vous n'avez pas encore visionné le film.
Récompensé par la Queer Palm au Festival de Cannes en 2018, le film Girl réalisé par Lukas Dhont met en scène la transition de Lara, une jeune danseuse transgenre assignée garçon à la naissance. Le réalisateur s’est librement inspiré de la vie de la danseuse transgenre Nora Monsecour qui est incarnée dans le film par le jeune acteur et danseur Victor Polster. Le choix de caster un acteur masculin cisgenre a fait émerger de nombreuses polémiques, notamment celle de l’invisibilisation des acteurs et actrices transgenres. Au cinéma et dans les séries, les personnes transgenres sont souvent représentées comme étant en questionnement sur leur identité de genre, mais peu s’attardent sur les personnes ayant entamé leur transition voire leur réassignation de sexe comme le personnage de Lara.
Cet article va problématiser et analyser la représentation du corps de Lara à travers sa mise en scène et les thématiques fortes qui représentent son « parcours ». J’interrogerai donc le film de la manière suivante : comment montrer le corps d’une femme transgenre en transition ?
Au centre de cet article, l’axe de la quête identitaire sera évoqué. Le corps de Lara, élément central dans l’histoire, n’est pas celui qu’elle souhaite avoir. En exploitant la mise en scène de sa psyché d’une part et sa corporéité d’autre part, cette quête identitaire se donnera à voir par ces deux aspects principaux. Si ce film met en avant l’acceptation de la transidentité par sa famille, celui-ci met également et paradoxalement en avant le projet d’évoluer dans un corps de « femme » et le rejet de ce corps « d’homme » par elle-même. Par ailleurs, le regard porté par les autres protagonistes du film sera également analysé, ce qui entrera en rupture avec sa quête identitaire. Au-delà des actions que ceux-ci vont faire, l’axe que j’entreprends de montrer est celui de la fétichisation du corps de Lara, mis en scène de manière brute et sans pudeur ce qui selon moi – et en toute subjectivité – est profondément transphobe, ce que j’expliciterai par la suite.
La quête identitaire de Lara
Assignée garçon à la naissance, Lara est montrée à l’écran comme étant une jeune femme transgenre ayant pour but d’obtenir des hormones féminines et potentiellement une réassignation de sexe (vaginoplastie dans le film) qui nous est expliquée à différentes occasions. D’abord par les médecins, chirurgiens et psychologues qu’elle consulte, rares moments où elle exprime ses désirs, ainsi que par son père qui lui évoque son sexe à plusieurs reprises.
Durant le film, ses lieux favoris et quotidiens sont filmés. Sa chambre, montrée de manière bienveillante et chaleureuse au début lorsqu’elle y est avec son petit frère Milo, va progressivement devenir un lieu d’enfermement et de souffrance lorsqu’elle nous sera montrée dans des circonstances où Lara est dans un état physique et moral déplorable. Un lieu plus anecdotique est celui de la salle de bain familiale, où Lara se percera les oreilles seule, ce qui, selon les stéréotypes de genre, la rendra plus féminine.
Par la danse classique qu’elle pratique, Lara prend conscience de son corps et nous la voyons évoluer dans son domaine malgré sa transidentité qui est soulevée de manière sous-jacente par sa professeure de danse et ses camarades, point sur lequel nous reviendrons par la suite. En dansant, Lara est souvent filmée de près, son visage est mis en avant, la caméra s’imprègne de sa gestualité sans qu’elle n’ait à parler. Cependant, sa passion pour la danse est aussi positive que négative pour son corps qu’elle ne respecte pas : les pieds ensanglantés, en sueur, le sexe bloqué entre ses jambes, Lara s’autodétruit.
Le film, de manière progressive, nous montre l’évolution physique et mentale de Lara qui veut changer de sexe à tout prix. Elle nous est d’abord présentée comme plutôt « bien dans sa peau », bien entourée par son père et son frère,
jusqu’à l’arrivée dans son école où brimades et agressions des danseurs et danseuses se feront ressentir et s’amplifieront.
Les miroirs sont omniprésents dans la mise en scène : dans la salle de bain chez elle, dans sa chambre, dans la salle de danse, les toilettes, les vitres… Tout est présenté de manière à ce que Lara puisse se voir et s’observer de manière récurrente, le miroir fragmentant son corps, ne montrant son visage que par intermittence, et ce dans des scènes de longue durée. Cela fait d’ailleurs partie de sa « quête » : le moindre changement vers le féminin qu’elle idéalise est exacerbé et est de plus en plus intrusif dans son intimité. La nudité y est toujours présente, ainsi que la pratique du tuck and tape que son père désapprouve au même titre que les médecins. Cette mise en scène de son observation ne semble au premier abord pas narcissique, mais le deviendrait presque tant elle est obsessionnelle et intime.
Malgré son jeune âge (15 ans), Lara a de l’intérêt pour sa propre sexualité qu’elle souhaite explorer, notamment avec un de ses voisins qu’elle croise quotidiennement.
En inventant un subterfuge, Lara se retrouve avec ce voisin un soir, tous deux arrivent rapidement à un désir qui va mener Lara à lui pratiquer une fellation que l’on ne voit que de manière supposée. Cette scène sexuelle se termine quand Lara relève son visage, presque terrorisée devant le pénis de son partenaire, pour ensuite s’enfuir et rentrer chez elle.
Il serait impossible d’expliciter cette quête identitaire sans parler de la fin
dramatique
– et problématique –
de ce film. Lara est seule chez elle, le temps que son père emmène son frère Milo à l’école.
Durant ce temps d’absence parentale, Lara passe un appel téléphonique aux urgences, prépare un bol rempli de glace, se rend dans sa chambre. Le drame se produit, Lara est filmée de dos, presque nue à côté de son miroir, tenant une paire de ciseaux dans les mains. Elle tente alors de mutiler et d’éliminer son pénis, ce qui est d’une violence extrême psychologiquement et physiquement. Après que son père soit revenu suite à l’appel, deux ellipses sont insérées. La première nous montre Lara à l’hôpital, son père étant à son chevet, elle semble presque heureuse et se regarde dans le reflet de la fenêtre. La seconde, scène finale du film, nous laisse sur une Lara « devenue femme », plus mature, souriante, cheveux coupés, laissant supposer que sa mutilation aurait accéléré sa démarche de réassignation de sexe. Il serait inacceptable de laisser penser que ceci est une fin heureuse. Même si Lara a eu ce qu’elle souhaitait, la représentation donnée de son corps est extrêmement biaisée et dangereuse.
L’Autre et son regard sur ce corps en dehors des normes
Son père est la figure paternelle bienveillante du film. Lara lui exprime peu de choses, mais termine par lui confier au milieu de la nuit ses peurs quant à sa transition et sa sexualité, on peut citer ses propos : « J’ai peur que ça ne fonctionne pas, (…) je n’ai pas envie d’être un exemple ». Malgré la bienveillance de son père qui essaye de la faire relativiser, lui disant qu’il la perçoit comme femme et qu’elle l’est déjà à ses yeux, Lara ne semble pas approuver, elle attend impatiemment des changements corporels qu’elle ne voit pas et se perçoit comme un échec. Par ailleurs, son petit frère Milo semble compréhensif et respectueux envers sa sœur, en dehors d’une scène où celui-ci mégenre Lara et l’appelle par son deadname dans un accès de colère.
En dehors du propre regard de Lara sur elle-même, les personnes de son école ainsi que le corps enseignant portent beaucoup de jugements et d’aprioris sur elle, uniquement causés par sa transidentité. Lors de son arrivée en salle de classe, un de ses professeurs demande à Lara de fermer les yeux et poursuit en demandant aux filles de la classe de lever la main en silence si celles-ci pensent que Lara devrait quitter les vestiaires féminins. Lara garde sa place dans les vestiaires féminins, mais cette scène d’une extrême transphobie et humilie Lara en la « classant » comme n’étant pas une femme.
Ce regard malveillant va se poursuivre dans les vestiaires, où Lara ne se douche pas par crainte d’être jugée des autres filles, jusqu’au moment où l’une d’elle va la questionner ouvertement et la contraint à se doucher presque nue.
En classe de danse, les danseuses regardent de manière exagérée Lara, la provoquant de nouveau en l’invitant à une fête, ce qui n’inquiétait pas Lara au premier abord.
Durant cette soirée entre filles, les danseuses commencent à interroger Lara sur sa transidentité et sa façon de se vêtir. Une des filles la défie et lui demande de montrer son pénis devant toutes les autres filles, pour prouver qu’elle n’a pas été opérée.
Cette agression sexuelle insiste sur l’intolérance et la violence des personnes de son entourage au quotidien, ce qui va la mener à ajouter un short sur son justaucorps pour ne plus laisser entrevoir la présence de son sexe, mais la mènera également à abuser de ses prescriptions hormonales. Dans son désespoir, Lara tentera malgré tout d’évoluer malgré les remarques agressives des autres et continuera la danse, sans parler de ses soucis et de l’agression à son entourage.
Fétichisation et objectification du corps transgenre
Le corps de Lara montré de manière presque continue dans le film est très distinctement fétichisé et presque objectifié à plusieurs reprises. Le but final de Lara de se faire opérer est très explicite, de nombreuses scènes ramènent ce sujet par les scènes d’observation, les scènes sexuelles, ainsi que les dialogues mettant en avant son physique. En parlant peu, Lara semble s’effacer pour ne montrer que ce corps qu’elle pense invalide. En soi, ce corps semble parler plus qu’elle ne le ferait oralement.
L’objectification progressive par le corps médical est mise en scène en voyant Lara nue, examinée, interrogée à plusieurs reprises et ce même en présence de son père, ne laissant pas de place à l’intimité ou le minimum de pudeur requis. Même lorsque Lara est dans sa chambre, souvent nue ou partiellement, son père entre à plusieurs reprises sans se soucier de sa situation. L’insistance sur les détails et la procédure de l’opération que Lara veut avoir par les médecins et psychologues semblent vouloir réduire Lara à ce corps uniquement, en éloignant de plus en plus ses passions et sa propre pensée, réduite au regard que les autres lui portent.
Ces séquences arrivent souvent en rupture avec des scènes intimes comme quand Lara est dans sa chambre ou après ses cours de danse, où nous la retrouvons de nouveau en pleine observation dans les toilettes, face au miroir.
L’autocensure de Lara envers son sexe est exacerbée par les actes de tuck and tape ; Un paradoxe se profile entre vouloir tout cacher ce corps non désiré et la volonté du réalisateur de le filmer jusqu’aux actes les plus intimes. Elle dit ne pas vouloir avoir de relations sexuelles avec son « corps actuel ». L’hypersexualisation de Lara et sa souffrance vont au-delà de la souffrance qu’un(e) adolescent(e) cisgenre pourrait endurer, sa mise en scène ne tourne presque plus qu’autour de ce sexe et des organes « féminins » qu’elle ne pense jamais pouvoir obtenir. Toutes les provocations subies et contraintes font d’elle une « bête de foire » que l’on réduit à son entrejambe. La transgression de son intimité et les fautes de pronoms par son frère et les danseuses la mettent dans une situation dangereuse et extrême.
En somme, Girl est un film qui a certes une photographie et une mise en scène intéressante comme son histoire, mais est tout sauf bénéfique aux personnes transgenres ou aux personnes voulant comprendre la transidentité. D’autres films et séries furent réalisés autour de femmes transgenres et ne tournent pas autour d’une adolescente hypersexualisée ou en danger physique, tels que Laurence Anyways (Xavier Dolan, 2012), Une femme fantastique (Sebastián Lelio, 2017) mais aussi la série Sense8 (Lana et Lilly Wachowski, 2015-2018) traitant de sujets LGBT+, dont les réalisatrices sont des femmes transgenres ainsi qu’une des actrices principales, Jamie Clayton.