Il y a trois ans, À Couteaux Tirés avait prouvé au moins une chose ; il ne fallait pas sous-estimer Rian Johnson. Considéré comme l’un des principaux fautifs de la spectaculaire débâcle que fut la dernière saga Star Wars, le public a eu tôt fait de réduire le cinéaste à ce seul fait d’arme, balayant d’un même geste des débuts pourtant prometteurs. En 2005, Johnson arrivait dans le monde du cinéma avec Brick, un projet presque amateur financé avec 50 000 dollars et entièrement tourné aux abords de l’ancien lycée du réalisateur. Dépourvu d’argent mais pas d’ambition, ce premier long-métrage se plaisait à appliquer la recette labyrinthique et nihiliste du film noir au cadre bien connu du teen-movie américain. Dès son premier film, Johnson se montrait malin et affichait déjà les qualités qui feront le succès de son cinéma ; une fine connaissance des genres cinématographiques, une envie de raconter les histoires différemment, une véritable générosité dans les péripéties et un humour grotesque impromptu. Si son second film The Brothers Bloom est davantage passé inaperçu, c’est l'important succès de son troisième opus, Looper, qui amènera son nom sur le sentier vorace de Disney. Là encore, un film surprenant ; une première partie sous forme de Terminator-like très efficace avant un soudain renversement des enjeux qui amenait le spectateur très loin de l’amusant concept initial. Bénéficiant d’un budget plus solide, le tout était désormais porté par une tenue visuelle de haute-volée, avec une caméra extrêmement fluide qui donne toute son énergie aux différents moments de tension et d’action. Looper s’imposait donc comme une série B de S-F redoutable et généreuse, auquelle on pardonnait volontiers ses quelques incohérences temporelles. Pour une fois, les spectateurs ne s’y sont pas trompés et Johnson a rapidement été perçu comme un des rares réalisateurs capables d’allier proposition originale et succès public. Après cela, il y a eu évidemment le cas Star Wars, forcément moins consensuel. Si le film souffre de très nombreux problèmes, il a le mérite de montrer une autre facette de Johnson: la bouffonnerie. Sans renier tout le sérieux de l’entreprise, le cinéaste semble davantage s’épanouir dans la caricature que dans le reste du cahier des charges hollywoodien, l’action mise à part. C’est ce traitement malicieux, voire kamikaze, qui a entraîné la perte de l’adhésion d’une partie du public à la saga et qui a donné à Johnson cette image d'indécrottable troll.
Toujours est-il qu’après le mastodonte de Disney, Johnson a tôt fait de quitter cette galaxie lointaine pour revenir à la nôtre avec ces fameux Couteaux Tirés. Après le film noir et le voyage temporel, c’est désormais le whodunit que Johnson souhaitait redynamiser avec ce cinquième projet. Avec À Couteaux Tirés, Johnson atteignait un rare niveau d’équilibre entre tous ses motifs et donnait un film absolument irrésistible. La mise en scène fluide et parfois excessive du long-métrage s’accordait parfaitement avec le jeu de massacre propre au whodunit tandis que l’humour grotesque du cinéaste trouvait un parfait contrepoids avec le personnage très attachant d’Ana De Armas. Le scénario en lui-même, particulièrement malin et bien écrit, jonglait habilement avec les attentes des spectateurs, donnant des réponses aux questions très tôt et adoptant des points de vue inattendus. Le film bénéficiait en plus d’un casting solide, avec évidemment Daniel Craig en tête, parfaitement à l’aise dans le numéro jubilatoire de détective concocté par Johnson. Le tout était saupoudré d’une fine couche de satire à l’égard des bourgeois de l’ère Trump et leur racisme ordinaire. En bref, un futur film culte, du moins pour les fans du genre. Faire une suité était donc une idée aussi évidente que casse-gueule, tant la réussite du premier film découlait d’un dosage très précis qu’il serait forcément ardu de reproduire. Notre troll préféré a-t-il réussi sa mission ?
Attention, à partir d’ici, ça spoile sévère !
Au niveau de l’intrigue, Johnson s’est visiblement creusé la tête pour se renouveler, sans toutefois parvenir à faire franchement mieux. Alors que le meurtre survenait dès les deux premières minutes dans l’original, il faut attendre près d’une heure avant de voir celui de Glass Onion. C’est parce que, tout comme son prédécesseur, le film se refuse finalement à être un vrai whodunit. Dans le premier, la coupable était dévoilée dès la première demi-heure, avant que le déroulé de l’intrigue redéfinisse progressivement les enjeux et nous apprenne l’existence d’un autre “vrai” tueur dans l’équation. Dans Glass Onion, l’apparente longue mise en place de Johnson n’en est pas une ; il ne s’agit que d’une phase d’enquête déguisée vouée à être explorée une seconde fois après un twist de milieu de film. Malin Johnson, malin. Encore une autre façon de contourner les règles. Malheureusement, si l’idée est charmante d’un point de vue purement conceptuel, l’exécution est moins passionnante. La fausse mise en place est assurément plaisante, remplie de moments de bravoure particulièrement savoureux, comme cette scène où Blanc catapulte le jeu de piste de Miles en trois minutes chrono. Johnson garde un certain talent dans les situations et on sent qu’il tient particulièrement bien le personnage de Blanc, peut-être encore plus jubilatoire que dans le premier opus. C’est la suite qui se gâte un peu ; l’idée de la jumelle demeure fortement tirée par les cheveux et l’insistance de Benoit Blanc pour la faire venir sur l’île ne repose pas sur des arguments assez forts au vu des risques entrepris. De même, on comprend tout de même assez mal qu’aucun membre du groupe ne découvre le pot-aux-roses, étant donné que l'on parle tout de même d’une amie qu’ils sont censés avoir côtoyé pendant plus de dix ans. Globalement, tout cette seconde partie utilisant l’effet Rashomon ne convainc qu’à moitié car trop mécanique et finalement assez peu surprenante une fois la révélation dépassée. Peut-être que le premier film nous a trop habitués à l’esprit malicieux de Johnson mais l’étincelle n’est plus là. Le climax du long-métrage, qui enchaîne les facilités - le livre qui pare la balle, la serviette brûlée si facilement, l'explosion sans victime - enfonce le clou et fait de cette suite un film plus invraisemblable et moins bien écrit que son prédécesseur. Si on ajoute à ça une énigme finalement très simpliste, bien loin de la mécanique particulièrement huilée du premier, on serait tenté de voir cette suite comme un échec quasi-complet, la performance de Daniel Craig mise à part.
En réalité, l’intérêt de cette suite se loge ailleurs, loin de l’intrigue policière assez moyenne. Sans doute galvanisé par le triomphe du premier volet - 310 millions pour 40 millions de budget, tout de même - Johnson a vraisemblablement voulu sortir les grands moyens pour cette suite. Le premier traitait d’une famille super-riche dans un imposant manoir d’époque gothique ? Glass Onion s’intéressera à l’un des hommes les plus fortunés de la planète sur son île privée ultra high-tech. Le premier affichait déjà une durée de 2H10 ? Celui-ci se permettra dix bonnes minutes supplémentaires. L’original présentait une petite satire de la haute société américaine ? Celui-ci pousse à fond tous les potards de la caricature pour faire de la galerie de nouveaux riches une vaste bande de dégénérés. Il y a dans Glass Onion une indéniable volonté de surenchère, de vouloir faire plus à tout prix et c'est à mon avis un choix très conscient de la part son auteur. C'est particulièrement visible sur l’aspect satirique. La bouffonnerie de Johnson est ainsi bien plus présente que sur l’original et son humour fait feu de tout bois ; Benoit Blanc joue à Among Us, des chiens-robots traversent les arrière-plans, les riches boivent la tequila de Jared Leto et le coupable lui-même ne doit son salut temporaire qu’à la débilité de ses actions. Et je n’ai pas parlé de ce personnage super suspect qui apparaît sporadiquement dans le long-métrage pour titiller le spectateur alors qu’il n’aura finalement aucun rôle à jouer. Le troll quoi. Même le climax délaisse Benoit Blanc et ses déductions pour offrir un massacre particulièrement improbable, faisant de ce simili-Elon Musk le responsable de la disparition de la Joncode. Eh bien, pourquoi pas, après tout. Certes, tout comme dans le premier, la critique reste un peu facile. Pourtant difficile de bouder totalement son plaisir devant une suite finalement plus proche de la farce transgressive que du film à suspens. Une fois cet axe en tête, le final déceptif de l’énigme prend une saveur assez particulière ; voir un suspect échapper à Benoit Blanc car trop idiot pour jouer le jeu comme il devrait l’être est un retournement de situation plutôt inédit et bienvenue dans le whodunit. Sous l’angle de la mauvaise blague, on peut même se surprendre à apprécier ce climax puéril et over the top à base de ralentis grossiers et de pyrotechnie excessive. Alors certes, cela ne pardonne certainement pas les faiblesses de ce second opus, qui reste un bon cran en-dessous de son prédécesseur, mais il n’est tout de même pas interdit de s’amuser devant ce Cluedo absurde où l’on maquille des meurtres à la sauce piquante et où on tue des gens avec de l’ananas. Au final, un film plus vindicatif que son prédécesseur mais globalement moins attachant et maîtrisé. Pas le Rian Johnson le plus affûté donc, mais un moment assurément sympathique.