Au lieu de s'enfoncer dans les relectures ternes d'Agatha Christie (n'est-ce pas, Kenneth Brannagh ?), Rian Johnson a préféré investir le film à énigme pour le décaper de fond en comble avec À Couteaux Tirés. Charmante initiative, tout à fait coutumière du réalisateur derrière Looper et le mal-aimé Les Derniers Jedi. Le succès critique et public en poche, une seule crainte : voir l'essai réussi se transformer en formule pantouflarde. Que nenni ! Johnson a de la suite dans les idées et rempile avec plaisir. Tout comme Daniel Craig, qui s'est visiblement éclaté sur le tournage du premier. Netflix récupère le projet et allonge un sacré paquet afin de garder l'équipe au complet pour Glass Onion et un troisième film. Le plus difficile restait cependant à faire. Reproduire l'effet de surprise avec une audience plus exercée. Défi relevé avec brio, l'inspecteur Benoit Blanc y arrive et pas qu'un peu !
Bâtie sur une architecture proche de la précédente, cette nouvelle enquête ne tarde pas à en refaire la déco. En bonus, cette séquelle en vient même à feindre le réflexe méta, en vogue dans l'industrie Hollywoodienne, pour le ridiculiser. Au challenge volontairement provocant, Rian Johnson répond avec encore plus d'effronterie. Indices, mobiles, révélations et revirements s'enchainent, la partie se relance et nous avec. Tel un oignon qu'on épluche. Loin de prendre son spectateur de haut, le cinéaste américain préfère jouer avec lui plutôt que de l'assommer de twists jusqu'à l'écœurement. La façade de comédie policière est très solide mais le réalisateur/scénariste a en réalité trouvé la couverture parfaite pour parler de choses très sérieuses...avec un sourire carnassier.
Le cheptel de suspects est un pur reflet de l'Amérique néolibérale actuelle, écosystème où les gourous milliardaires, influenceurs décérébré(e)s et politiciens serviles font leur popote en vase clos. Pour les incarner, il fallait se lâcher. Ça tombe bien, la distribution ne demandait que ça. Daniel Craig cabotine avec autant si ce n'est plus de génie que dans le premier. Dans un rôle qui devrait vous rappeler une ou deux figures bien connues, Edward Norton s'offre un excellent contre-emploi. Les leaders d'opinion macho ou cruche sont idéalement campés par Dave Bautista et Kate Hudson, tellement heureux d'y aller sans filet. L'un et l'autre nous gratifient de nombreuses scènes ou propos complètement lunaires. Janelle Monáe hérite pour sa part d'un personnage plus subtil, plus rusé, et se révèle bluffante. Plus effacés, Kathryn Hahn & Leslie Odom Jr incarnent bien cette notion de corruption par intérêt. Juste à côté, Jessica Henwick et Madelyn Cline s'en tiennent à une posture de victime/complice, premier pas vers le cynisme ordinaire.
Les rôles sont gratinés sans aucun doute, on pense d'abord à des caricatures. Après, on réfléchit un peu et on comprend que non. Regardez ceux qui font la pluie et le beau temps sur vos réseaux, regardez quels entrepreneurs pèsent le plus sur notre économie, regardez qui sont élevés au sommet de la pyramide sociale...Le rire a beau être franc (et on se marre beaucoup), Glass Onion sait également nous renvoyer une image grinçante de son pays (on est même tenté d'élargir au notre). Pendant 2h20, Johnson va raser la zone au boulet de démolition, ramener tout ce petit monde sur terre et montrer les soi-disant élites pour ce qu'elles sont vraiment. Le jeu de massacre est un délice. La direction artistique est de première main : la photographie somptueuse, les décors opulents et les jeux d'éclairages "nocturnes". Le spectacle est mené tambour battant puis s'achève dans une éruption finale improbable donc mémorable. Une excellente manière d'introniser pour de bon Benoit Blanc en tant que nouvel ambassadeur du "whodunnit".