/SPOILERS/
Godzilla est plus qu’un monstre issu du folklore japonais, c’est l’avatar de la destruction et de l’horreur atomique, la cicatrice d’un pays traumatisé. Un film japonais (et non américain) sur Godzilla sera donc plus qu’un blockbuster d’action, même s’il en remplira ici toujours le cahier des charges : effets spéciaux impressionnants, enjeux solennels crédibles, environnement sonore immersif… Néanmoins, la première chose qui m’a plue dans ce film n’a rien à voir avec son terrifiant protagoniste, car c’est la délicatesse avec laquelle sont introduits les deux personnages humains principaux, Shikishima et Noriko. Le premier est un pilote kamikaze qui a refusé de mourir en vain dans les derniers jours de la guerre, tandis que la seconde y a perdu ses parents et a recueilli un bébé elle-même orpheline, avec qui elle s’invite chez le pilote. J’ai trouvé particulièrement touchante cette famille recomposée, rassemblée par la force du tragique des évènements qui s’imposent à eux. En témoigne Shikishima, qui accepte au départ à contre-cœur d’héberger Noriko et refuse que la petite fille l’appelle « papa », pour finalement fonder avec elles une véritable vie de famille dont il sera ému et fier. Le fait que la petite fille, Akiko, ne soit pas biologiquement celle de Noriko, et que cette dernière ne soit pas la compagne de Shikishima, produit à mes yeux une émotion supplémentaire. En effet, leur relation est alors d’autant plus franche, et donc bouleversante, qu’elle se fonde exclusivement sur l’humanité qui les unit, indépendamment de tout autre liens mécanique comme celui de la famille de sang. En bref, ces personnages s’attachent par sensibilité à l’autre, pas par réflexe social ou biologique, ce qui rend leur dynamique à trois débordante d’humanité.
C’est cet attachement entre eux et provoqué chez le spectateur qui permettra à la mort supposée de Noriko d’être vraiment significative, et à leur retrouvailles inespérées de l’être encore plus. Certains grognons auront beau dire que le retour final de Noriko est invraisemblable compte tenu des circonstances de sa disparition (soufflée par l’onde de choc du rayon thermique de Godzilla) ; d’une part on en sait trop peu pour éliminer formellement la possibilité qu’elle survive (peut-être sa chute a-t-elle été amortie par de la végétation ou un plan d’eau…), et d’autre part quand un corps disparaît au cinéma c’est rarement l’assurance qu’il est bien mort. Enfin, l’épopée de cette drôle de famille est également l’occasion de montrer un Japon en pleine reconstruction après la guerre, à travers l’évolution de leurs conditions de vie et de leur confort matériel apparent (de la chaumière en tôle à l’apparition d’une radio). J’ai trouvé ce portrait social en second plan, tout en sobriété et sans effets, très agréable à suivre car filmé avec le bon ton, c’est-à-dire sans en faire trop mais sans renoncer à le montrer.
Ensuite, un film sur Godzilla comporte forcément son lot de propos pacifistes et de dénonciation de la guerre mondiale et nucléaire, puisque ce monstre est l’incarnation de l’horreur qu’elle produit. Dans le film, cela se traduit par une critique des Grandes Puissances, dialectiquement opposées aux citoyens. Ainsi, les États-Unis et l’URSS sont pris dans leur rivalité géopolitique et empêchent de ce fait toute intervention d’ampleur pour aider la population japonaise, démunie face à l’indestructible mais destructrice créature. De leur côté, les autorités du pays ne sont pas épargnées non plus et constituent même la principale cible du film, qui s’attaque tout particulièrement à la question de l’information libre, par la bouche de personnages ironisant sur la grande tendance des autorités japonaises à censurer ses citoyens ou à manipuler l’information. Dans le même temps, c’est leur lâcheté qui est pointée du doigt car si l’information ne peut pas circuler alors que cela pourrait sauver des vies en évacuant, c’est parce que personne ne veut prendre la responsabilité d’une panique générale. À cette lâcheté s’oppose le courage de la population, qui s’auto-organise pour repousser le monstre, poussant la bravoure jusque’à mobiliser la moindre embarcation civile dans l’opération. Ce dernier épisode rappelle alors une autre scène de guerre, où l’intervention d’une population civile formant une flotte éclectique et improvisée vient au secours des soldats : la bataille de Dunkerque, quand l’armée britannique, encerclée, fut évacuée sur des milliers de bateaux civils affluant des côtes anglaises.
Enfin, c’est une certaine vision de la vie humaine et de sa valeur qui est brandie par le film à l’encontre de l’Empire japonais, à la tête du pays jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale. Comme le résume le professeur Noda, dans ce qui est probablement un des seuls passages véritablement didactiques du film, le reste étant plus subtil, « ce pays a traité la vie humaine à vil prix ». On pense alors évidemment à l’usage massif de pilotes kamikaze (il n’est d’ailleurs pas innocent que le personnage principal en soit un), mais aussi à l’obstination d’un pouvoir orgueilleux à poursuivre une guerre manifestement perdue, menant au désastre de non pas une, mais deux bombes atomiques après une première capitulation rejetée. Un pouvoir autoritaire et narcissique qui aura sacrifié sa population sur l’autel de sa grandeur auto-proclamée. La conclusion du film résonne en ce sens comme le pied-de-nez ultime à ce régime militariste, puisque le héros, initialement condamné à une mission-suicide pour vaincre Godzilla, pourra finalement s’éjecter à temps de l’avion et vivre encore, qui plus est avec sa famille, miraculeusement retrouvée. Un film sur Godzilla et son symbole n’aurait pu mieux se terminer : le sacrifice n’a pas le monopole du courage, car il est plus courageux encore de vivre. Pas besoin de martyr, quand on a un héros.