Pour les habitués du cinéma d'Altman, "Gosford Park" n'est pas une surprise. Le réalisateur américain continue de croiser deux volontés aussi opposées que complémentaires. D'un côté, démarrer par la saisine d'un genre cinématographique bien connu. Après le western, le thriller ou le film noir, nous avons ici le whodunit.
"Gosford Park" est un meurtre dans un manoir anglais, avec son lot de secrets, de squelettes dans le placard, ses divisions de classe entre servants et servis. Loin de se contenter de glisser nonchalamment sur les codes du genre, Altman réitère cette joie à trucider les codes, retourner sur leurs têtes nos habitudes de vision. C'est la marque des grands artistes que de nous inciter au plaisir avec une impression de familiarité, tout en glissant ce léger mauvais goût d'arrière-fond, cette amertume sous le palais. Nous n'avons pas un crime si classique qu'il n'en laisse paraître. Le meurtre tant attendu n'a lieu qu'au bout d'une heure et quart. L'enquête n'est qu'une farce, expédiée en quelques minutes. Personne ne semble exprimer le moindre intérêt pour le crime.
Et d'une certaine manière, ils ont raison. Car arrive la seconde face de l'oeuvre. Celle qui nous fait basculer de l'autre côté, hors des sentiers battus des clichés, pour passer du général vers le singulier.
Comme l'énonce l'une des servantes : "pourquoi devons-nous vivre nos vies au travers de nos patrons" ? Pourquoi s'intéresser à la vie des gens de la haute société, quand il n'y a rien d'autre que des histoires de tromperie, de profit et de décadence, des choses mille fois vues ailleurs ? L'aristocratie est morte depuis bien longtemps, l'empire britannique est déjà terminé. C'est juste qu'il ne le sait pas encore. Tout comme il n'existe pas de loi contre le fait de poignarder un cadavre, la critique sociale n'aura que peu d'effets, ne sera que peu développée, tant l'ambulance semble déjà jonchée de balles.
Reste alors le véritable cœur du propos, la substantifique moelle que représente l'entrelacement des destins humains. Divisés par leurs positions, mais unis par le tragique comme affaire de tous, le ballet humain des tourments se déroule, suivi par des caméras en perpétuel mouvement, glissant doucement le long d'acteurs qui semblent tout à fait à leur place, tout à fait à l'aise dans leurs vêtements d'époque (était-il volontaire d'avoir autant de têtes britanniques anoblies ?)
"A Wedding" jouait sur le même terrain. Une critique des relations sociales sur fond d'un rassemblement de personnalités opposées, autour d'un mal-être commun. "Gosford Park" est moins acide, moins irrévérencieux, plus polissé. Le lion est fatigué, la vieillesse l'a certainement assagi, voir l'a ramolli. Une lettre d'amour inversée par celui qui ne cesse de critiquer les bourgeois, sans se rendre compte qu'il passe sa vie à parler d'eux. C'est une forme d'amour vache.
Ça reste de l'amour quand même.